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REVUE DES DEUX MONDES.

Croyez-vous que Cellini, Michel-Ange, Raphaël, fussent des moralistes ? qu’ils rêvassent seulement l’idéal que vous leur prêtez ? Non. Les vierges de Raphaël étaient des courtisanes. Mais Dieu a joint par un lien indissoluble la beauté de la forme et la beauté intime. À force d’amour pour l’art, et de puissance d’enthousiasme, les plus grands artistes ont accompli un miracle : celui de laisser entrevoir l’ame dans la forme.

Chose plus merveilleuse ! cet enthousiasme devient une seconde vertu ! Voyez Cellini, le mauvais garçon : avec toutes ses passions haineuses et son ame dure, il se relève par un seul amour ; cet amour lui donne l’ardeur de bien faire, le dévouement sans bornes à son entreprise, le besoin d’accomplir consciencieusement, religieusement, tout ce que l’art exige de l’artiste ; cet amour fait naître à son usage une espèce de moralité supplémentaire, et lance, au milieu de ses vices, mille jets lumineux et inattendus de désintéressement, de fierté, de grandeur et de courage !


Ainsi le sensuel Arétin, perdu dans son intérêt personnel et ses jouissances, est encore sensible à la puissance des arts. Il les comprend et il les aime ; leur séduction, la seule séduction immatérielle qui parvienne jusqu’à lui, le charme d’autant plus qu’elle remplace pour lui la religion, la vertu, la probité, la sincérité et l’honneur. Sa liaison longue et désintéressée avec Titien est le côté noble et pur de sa vie. Comme d’ailleurs le même amour des plaisirs, du luxe, de la table et des femmes, se retrouve chez les artistes, l’Arétin, qui admire leur génie et qui aime leurs mœurs, n’est heureux qu’auprès d’eux. Il excite leur verve, il anime leurs passions, il les flatte et les amuse, comme il amusait Jean de Médicis, mais sans espérer d’eux autre chose que leur amitié. Il invite à ses festins les plus célèbres courtisanes de Venise ; ainsi sont nés les trop célèbres Dialogues ou Conversations[1], modèles de tous les livres obscènes des temps modernes. L’odyssée galante de Faublas, et toutes les impuretés dont l’Europe a été couverte depuis le xvie siè-

  1. Raggionamento della Nanna e dell’ Antonia fatto in Roma sotto una Ficara, composto dal divino Aretino per suo cappricio a correzione dei tre stati della donna. Parigi, 1534. — Dialogo di messer Pietro Aretino, etc.… Torino, 1536.