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L’ARÉTIN.

parence désordonnée, un admirable esprit de conduite. Boire, rire, jouer, chansonner, railler, courir la campagne, faire la cour aux cuisinières, servir les amours du prince, avoir un pied dans le mauvais lieu et l’autre dans le cabaret ; rien de tout cela ne l’empêchait d’avoir l’œil à ses affaires. Cet homme sans patrimoine et grand dépensier n’est pas dans l’embarras un seul instant. Médicis mort, il écrit à tous les Médicis ses parens, fait sonner bien haut les services qu’il a rendus au capitaine, vante sa fidélité, son dévouement au mort, réclame, ou plutôt exige des secours, flatte les autres en s’exaltant lui-même ; on lui envoie des ducats, des habits, des remerciemens, des pensions.

Le 27 mars 1527[1], il fait son entrée à Venise. À peine arrivé, il écrit au doge Gritti l’épître la plus plate, la plus adulatrice, la plus agenouillée. Il a deviné que, pour être heureux à Venise, il suffit de payer à l’aristocratie qui gouverne un tribut d’idolâtrie. Il le paie. Bien accueilli, il prend courage et cherche à se venger de son ennemi Giberti, ce dataire, qui avait refusé de punir Achille della Volta. Il écrit et répand une lettre assaisonnée des plus furieuses invectives, digne réponse aux vers de Berni. Cette lettre, qui n’a pas été imprimée, existe dans la bibliothèque Nani à Venise[2] ; elle a échappé aux recherches savantes de Mazzuchelli et à la curiosité de Ginguené. Presque aussitôt, il adresse à Charles-Quint, à François Ier, au marquis de Mantoue, des cargaisons d’éloges que chacun de ces personnages paie en nature. Voici venir cent écus, des pièces de brocards d’or et de velours envoyés par le marquis da Fermo ; — cinquante écus et un pourpoint d’or, envoyés par le marquis de Mantoue ; — un bonnet orné de diamans, une médaille d’or, envoyés par César Fregoso ; — et tout cela dès la première année. L’Arétin se trouve en paradis. Il commence à s’établir, tient exactement sa correspondance, rencontre Titien, Sansovino, Sébastien del Piombo, s’introduit chez eux, se lie plus particulièrement avec Titien, lui procure des commandes et devient bientôt l’ami intime de ce grand artiste. Cette amitié ne rapportait rien à l’Arétin ; il rendait

  1. Lettere, t. 1, 83.
  2. Lettera di Pietro Aretino a Gian Matheo Mulo vescovo di Verona indegnamente.