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L’ARÉTIN.

le pape, de son crédit, de sa fortune, de son ami Titien et de ses excellens dîners. Suivez-le à travers cette maison splendide qu’il a meublée de ses pillages littéraires ; sa garde-robe, remplie d’habits précieux, lui a été fournie par l’Asie et l’Europe[1] ; son cabinet de curiosités et sa galerie de tableaux lui viennent de la même source. Ce que vous trouvez le moins chez lui, ce sont des livres ; il se moque des livres ; il rit des pédans ; il nargue la science ; en revanche il a de très beaux tapis et une magnifique salle de banquet. Cette salle, toute jonchée de feuillages et recevant le jour par un dôme vitré, est encore couverte des reliefs du festin matinal ; l’Arétin attache une immense importance à cette portion matérielle de la vie ; ses cuisiniers, surveillés par l’une des six Arétines, la belle Marietta, sont excellens et choisis ; on lui envoie plus d’une becfigue grasse, plus d’un quartier de chevreuil, plus d’un panier de vin de Chypre, tributs offerts à son génie ; et lui-même il se plaît à sortir de grand matin pour choisir sur les gondoles et les radeaux qui couvrent le canal, les melons, les raisins et les figues qui doivent orner sa table. Il ne va jamais dîner en ville, c’est sa règle ; les Vénitiens, selon lui, ne savent pas manger et boire. D’ailleurs il a table ouverte ; il reçoit avec grand plaisir les seigneurs, les femmes et les artistes, surtout les courtisanes. Oh ! celles-là sont sûres de trouver dans la maison du Canal-Grande bon feu, bonne table et bon lit. En vain Titien, le peintre, et Sansovino, l’architecte, lui représentent-ils qu’il a tort, et que ces habitudes ne l’honorent pas. Il leur répond en riant « qu’il se charge de convertir ces pauvres filles égarées, qu’il leur apprendra la morale[2], et qu’elles prendront, en le fréquentant, de bonnes habitudes. »

Vous cherchez la bibliothèque, elle n’existe point. Mais voici le

  1. Lettere, t. 2, 69.
  2. « Io piglio in buona parte (dit-il à Sansovino), il vostro riprendermi nella facilità, che trovano le meretrici nel venirsene in casa mia ; ma la menda, che in ciò mi date, procede piuttosto d’amore, che da prudentia ; conciosiache, come ho detto più volte, tale sorte di femine tanto son modeste, et costumate, quanto stanno in commercio con gli uomini costumati, e modesti. » (Lettere dell Aretino, t. 4, f. 133, verso.)