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LE PRINCE.

més, l’habitude et la nécessité les maintiennent. N’estimant rien, de tels hommes ne rencontrent jamais les déceptions qui nous abreuvent, nous pauvres rêveurs, qui ne pouvons aimer sans revêtir l’objet de notre affection d’une grandeur idéale. Nous nous trompons souvent, souvent il nous arrive d’écraser avec colère ce que nous avons caressé. Mais l’honneur, mais la foi aux sermens, mais les scrupules de la probité, ne sont aux yeux du diplomate que des ressorts propres à imprimer certains mouvemens à quelque rouage connu de lui seul ; il sait les presser à propos et les faire servir à leur insu à l’accomplissement de l’œuvre d’iniquité dont lui seul possède le secret. Cela s’appelle voir de haut en politique. Si l’homme pur s’éclaire de l’immoralité du diplomate, s’il s’assouplit en se corrompant, il est chaque jour plus apprécié de son maître ; car en diplomatie ce qui est le plus utile est le plus estimable. Les mots ont un autre sens, les principes ont un autre aspect, les sentimens une autre forme, dans ce monde-là que dans le nôtre. Au reste, il n’est pas si difficile qu’on le pense d’atteindre aux sublimités de cette science immonde. Il ne s’agit que de mettre sa conscience sous ses pieds et de prendre exactement à rebours tous les principes de la morale universelle. Cela, il est vrai, serait impossible à plusieurs dans la pratique. Mais, si nous voulions tous deux jouer une scène de comédie pour divertir nos amis, je gage qu’avec un peu de hardiesse et un certain choix de mots adroitement expressifs, prudemment intelligibles, de ces mots de moyenne portée, comme la langue française peut en offrir beaucoup, nous saurions habiller très décemment d’impudens sophismes, et nous donner sur un théâtre des airs d’hommes d’état sans beaucoup d’étude et sans la moindre invention. Nos amis nous comprendraient et riraient. Mais si quelque niais bien ignorant venait à nous écouter, sois sûr qu’il nous prendrait pour de très grands hommes, et qu’il s’en retournerait chez lui, ébranlé, surpris, plein de doutes, avec la conscience malade et déjà à demi paralysée, avec le mauvais instinct déjà éveillé, frémissant d’espoir à l’idée de quelque larcin permis, de quelque injustice excusable, et surtout avec la tête farcie de nos jolies phrases de cour, les répétant à ses amis, les apprenant par cœur à ses enfans, sans s’apercevoir que le vol, le rapt et l’assassinat sont au bout de ces maximes élégantes. Ou bien, pour peu que