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couverte à ses puérils et ténébreux projets. — Voici, je crois, le roulement d’une voiture sur le sable fin de la cour. C’est le maître qui rentre ; onze heures viennent de sonner à l’horloge du château. Il n’est point de vie plus régulière, de régime plus strictement observé, d’existence plus avarement choyée que celle de ce renard octogénaire. Va lui demander s’il se croit nécessaire à la conservation du genre humain pour veiller à la sienne si ardemment. Va lui raconter que vingt fois le jour il te prend envie de te brûler la cervelle, parce que tu crains d’être ou de rester inutile, parce que tu t’effraies de vivre sans vertu, et tu le verras sourire avec plus de mépris qu’une prostituée à qui une vierge pieuse irait se confesser de quelque tiédeur dans sa prière ou de quelque bâillement durant les offices divins. — Demande par quel dévouement, par quelles bonnes actions sa journée est occupée ; ses gens te diront qu’il se lève à onze heures et qu’il passe quatre heures à sa toilette (temps perdu à essayer sans doute de rendre quelque apparence de vie à cette face de marbre, que la dissimulation et l’absence d’ame ont pétrifiée bien plus encore que la vieillesse). À trois heures, te dira-t-on, le prince monte en voiture seul avec son médecin, et va se promener dans les allées solitaires de sa garenne immense. À cinq heures, on lui sert le plus succulent et le plus savant dîner qui se fasse en France. Son cuisinier est dans sa sphère un personnage aussi rare, aussi profond, aussi admiré que lui. Après ce festin, dont chaque service est solennellement annoncé par les fanfares de ses chasseurs, le prince accorde quelques instans à sa famille, à sa petite cour. Chaque mot exquis, miséricordieusement émané de ses lèvres, va frapper des fronts prosternés. Un saint canonisé n’inspirerait pas plus de vénération à une communauté de dévotes. À l’entrée de la nuit, le prince remonte en voiture avec son médecin, et fait une seconde promenade. Le voici qui rentre et sa fenêtre s’illumine là-bas, dans cet appartement reculé, gardé par ses laquais en son absence, avec une affectation de mystère si solennelle et si ridicule. Maintenant il va travailler jusqu’à cinq heures du matin. Travailler !… Ô lune, ne te lève pas encore ! cache ton rayon timide derrière les noirs horizons de la forêt ! rivière, suspends ton cours déjà si lent et si pauvre. Feuilles, ne tremblez pas au front des arbres ; grillons de la prairie, lézards