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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

coupent la tête à leurs esclaves, dit Catullo d’un air indigné. — Mon oncle, dit le docteur, a été témoin d’un fait que cette prière turque me rappelle. Un jour, il y a environ cinquante ans, un musulman fut surpris par l’heure de la prière, comme il se trouvait sur la rive des Esclavons. Il s’arrêta au beau milieu des quais, et commença, après avoir ôté ses babouches, les dévotions d’usage. Une troupe de polissons, qui voyait apparemment ce spectacle pour la première fois, se prit à rire, l’entourant avec curiosité, et répétant ironiquement ses génuflexions et le mouvement de ses lèvres. Le Turc continua sa prière sans paraître s’apercevoir de cette raillerie. Les polissons encouragés redoublèrent de singeries, et peu à peu s’enhardirent jusqu’à ramasser des cailloux et à les lui jeter au visage. Le croyant resta impassible, sa figure ne trahit pas la moindre altération, et il n’omit pas une parole de son oraison. Mais quand elle fut finie, il se releva, prit par le cou le premier petit malheureux qui lui tomba sous la main, et lui plongea son kandjar dans la gorge, avec la même tranquillité que si c’eût été un poulet. Puis il se retira sans dire une seule parole, laissant le cadavre ensanglanté à la place où sa prière avait été profanée. Le sénat délibéra sur ce meurtre, et il fut décidé que le Turc avait exercé une vengeance légitime. Il ne fut fait aucune poursuite contre lui.

Ce récit, que Catullo écouta la tête penchée et l’oreille basse, parut lui inspirer un profond respect pour l’idolâtre ; car quand celui-ci eut fini de prier, non-seulement il attendit patiemment qu’il eût remis son dolman, mais encore il lui présenta ses babouches. Le Turc ne fit pas un geste de remerciement, ne parut pas s’apercevoir de notre politesse, et alla rejoindre ses compagnons, qui fumaient autour de la colonne de saint Théodose. — Ceux-là sont des muscadins, dit l’abbé, lorsque nous passâmes auprès d’eux. Ils n’ont pas fait leur prière. Ce sont des négocians établis à Venise, et que l’air de notre civilisation a corrompus. Ils boivent du vin, renient le prophète, ne vont point à la mosquée, et ne se déchaussent point pour saluer Phingari ; mais ils n’en valent pas mieux, car ils ne croient à rien, et ils ont perdu toute la poétique naïveté de leur idolâtrie, sans ouvrir leur âme à la vérité austère de l’Évan-