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ne contemple indifféremment, et il regardait ce fou d’un air bienveillant. Addio, caro ! lui cria l’amateur de jardinage, en voyant que nous n’abordions pas à l’hospice. Il dit cette parole d’un ton de regret affectueux et doux, et, nous envoyant encore un adieu de la main, il reprit son travail avec un empressement enfantin. — Il doit y avoir un bon sentiment dans cette pauvre tête, dit l’abbé, car il y a de la sérénité sur ce visage et de l’harmonie dans cette voix. Qui sait de quoi l’on peut devenir fou ? Il ne faut qu’être né meilleur ou pire que le commun des hommes, pour perdre ou la raison ou le bonheur. Bon fou, dit-il en envoyant gaîment une bénédiction vers l’horticulteur, Dieu te préserve de guérir ! — Nous arrivâmes à l’île de Saint-Lazare, où nous avions une visite à faire aux moines arméniens. Le frère Hiéronyme avec sa longue barbe blanche surmontée d’une moustache noire, et sa figure si belle et si douce au premier coup-d’œil, vint nous recevoir, et son infatigable complaisance de vanité monacale nous promena de l’imprimerie à la bibliothèque, et du cabinet de physique au jardin. Il nous montra ses momies, ses manuscrits arabes, le livre imprimé en vingt-quatre langues sous sa direction, ses papyrus égyptiens et ses peintures chinoises. Il parla espagnol avec Beppa, italien avec le docteur, allemand et anglais avec l’abbé, français avec moi, et, chaque fois que nous lui faisions compliment sur son immense savoir, son regard, plein de ce mélange d’hypocrisie et d’ingénuité qui est particulier aux physionomies orientales, semblait nous dire : S’il ne m’était pas commandé d’être humble, je vous ferais voir que j’en sais bien davantage.

— Vous êtes Français, me dit-il, vous connaissez l’abbé de La Mennais ? je voudrais bien rencontrer quelqu’un qui le connût. — Certainement, je le connais beaucoup, répondis-je effrontément, curieux de savoir ce que l’on pensait de l’abbé de La Mennais en Arménie. — Eh bien ! quand vous le verrez, dit le moine, dites-lui que son livre… Il s’arrêta en jetant un regard méfiant sur l’abbé, et acheva ainsi sa phrase, commencée peut-être dans un autre but : dites-lui que son dernier livre nous a fait beaucoup de peine. — Ah ! dit l’abbé qui, pour n’être que Vénitien, n’en a pas moins la pénétration d’un Grec, savez-vous, mon frère, que M. de La Mennais est un homme d’un immense orgueil, et qui s’imagine devoir