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POÈTES ET PHILOSOPHES MODERNES DE LA FRANCE.

succès, en choquant des préjugés non moins irritables en tout temps que les passions politiques. M. Lémontey, dans Le Constitutionnel (alors Journal du Commerce), lui fit la faveur, en qualité de compatriote sans doute, de parler longuement de lui, et, pour conclusion, il le définissait le libéral à son insu, et le classique malgré lui. M. de Maistre écrivait à l’auteur de l’Essai, sans le connaître personnellement, une lettre honorable, dans laquelle la vigueur de ce hautain et ironique génie éclate comme partout. On y lit ces passages : « Votre livre, Monsieur, est excellent en détail : en gros, c’est autre chose. L’esprit révolutionnaire, en pénétrant un esprit très bien fait et un cœur excellent, a produit un ouvrage hybride qui ne saurait contenter en général les hommes décidés d’un parti ou de l’autre. J’ai profondément souri en voyant votre colère contre les châteaux[1] et contre les couvens que vous voulez convertir en prisons, et contre la langue catholique[2] que vous prétendez abolir par la jolie raison que les latins n’ont plus rien à nous apprendre. C’est encore une chose excessivement curieuse que l’illusion que vous a faite cet esprit que je nommais tout-à-l’heure, au point de vous faire prendre l’agonie pour une phase de la santé ; car c’est ce que signifie au fond votre théorie de l’Émancipation de la pensée, etc. Si vous trouviez quelque chose de mal sonnant dans l’expression Esprit révolutionnaire, vous seriez dans une grande erreur ; car nous en tenons tous. Il y a du plus, il y a du moins sans doute ; mais

  1. Il fallait les préoccupations de M. de Maistre pour avoir vu M. Ballanche en colère contre les châteaux ; c’est au chapitre iii de l’Essai qu’il en est question : « Ces noires tours couronnées de créneaux doivent tomber ; ces longs cloîtres silencieux doivent être transformés en prisons ou en vastes ateliers pour les manufactures, etc. » M. Ballanche dénonce tristement un fait inexorable.
  2. M. Ballanche, au chapitre xi de l’Essai, parlait, il est vrai, d’éliminer dorénavant le latin de la première éducation, et ce qu’il avançait à ce propos est assurément contestable, dans les termes surtout dont il usait. Mais il n’entendait aucunement abolir cette langue catholique. La langue et les traditions latines étant pénétrées maintenant par les esprits, il demandait qu’on se portât vers les langues de l’Orient, et qu’on ouvrît de nouveaux sillons de linguistique et de nouvelles formes intellectuelles.