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lui écrivait une lettre qui ne lui parvint pas, mais c’était aussi en un sens plus que pathétique et poétique, en un sens théosophique, qu’il avait entendu Antigone. Quant au personnage même de l’héroïne, quelques circonstances précieuses et consolantes dans la vie du poète avaient rehaussé encore et achevé de perfectionner les traits. Il avait vu pour la première fois à Lyon, en 1812, une noble exilée à laquelle son ami Camille Jordan le présenta, et qui eut depuis une influence si sereine sur sa destinée apaisée. Il lui avait lu les chants commencés d’Antigone, et quelques impressions nouvelles, dues à un sourire compatissant, se retrouvèrent bientôt dans le portrait intime de la fille d’Œdipe : ainsi les paroles de la consécration d’Antigone par son père mourant sont une inspiration de ces premières rencontres : « Ame sublime d’Antigone, que t’importe le bonheur ou le malheur ? N’auras-tu pas toujours la paix de la conscience, les louanges des hommes et l’amour des dieux ? » En 1815, M. Ballanche courut à Rome retrouver celle que plus tard il nomma du nom de Béatrix ; il lut au sein de cette petite société romaine la fin d’Antigone, la scène des funérailles. Quand le poème parut l’année suivante, dans les pompes de la restauration, un sentiment général y voulut reconnaître une princesse orpheline, la fille des rois. Ainsi vont se modifiant en perspectives diverses les œuvres du poète. Lui-même il a changé sa pensée en la continuant, et quand il croit l’avoir achevée, ceux qui le lisent la changent et l’achèvent encore.

Nous voici revenus au point que nous avons marqué comme décisif dans l’initiation sociale de M. Ballanche. La conduite de la Restauration, durant la première année, lui révéla tout un ordre historique dont il n’avait pas eu clairement conscience jusque-là. Il comprit ce que c’est que la vie d’une nation, l’ame de cet être collectif qui garde son unité à travers ses âges et sous ses continuels développemens, la mission départie à chaque peuple en particulier sur la scène du monde ; que les institutions vraies sont filles du temps, qu’elles plongent dans les mœurs et les souvenirs comme un arbre en pleine terre ; que les constitutions rédigées d’après des théories plus ou moins savantes ne sont qu’une juxta-position provisoire qui peut aider le corps social à refaire sa vie, mais qui n’a pas vie en soi ; qu’ainsi la Charte n’était, à proprement parler,