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POÈTES ET PHILOSOPHES MODERNES DE LA FRANCE.

écrits d’alors, mais éparses, isolées, en germe et à l’ombre, et, comme il l’a dit souvent, s’ignorant elles-mêmes.

Le livre sur le Sentiment est composé en entier, non pas de chapitres, mais d’une suite de digressions ; l’auteur a voulu faire un jardin anglais, et il promène son lecteur à travers les rochers, les cascades, les groupes de statues sentimentales et autres pareils accidens. C’est une perpétuelle exclamation ; cette âme expansive aime, admire, adore ; si dès lors elle avait su chanter, elle aurait exprimé beaucoup des sentimens dont la poésie de M. Lamartine fut plus tard l’organe. Ce rapport qui existe entre les sentimens de M. Ballanche à leur premier état de spontanéité et ceux qu’a consacrés la lyre des Méditations nous a singulièrement frappé ; nous le retrouverons bientôt dans les Fragmens. C’est la même matière religieuse, littéraire, le même fonds d’inspiration mélancolique ; c’est quelque chose d’harmonieux, de lyrique, d’élégiaque. « Retournons donc, s’écrie le jeune auteur, retournons, il en est temps, aux idées religieuses ; les littérateurs et les artistes ne peuvent rien sans elles. » Et ce sont çà et là, en accompagnement de cette croyance, des couleurs de mythologie grecque, des essais de peintures homériques, évandriennes, pastorales ; Antigone, Eurydice, tous ces noms favoris y ont des autels. Neuilly, nom symbolique, lui représente ses amis morts durant le siége, et il les invoque comme un seul être. Fénelon, Pascal, Racine, sainte Thérèse, Job et Virgile s’entremêlent sans cesse ; il est vrai que tout à côté l’auteur compare avec délectation Delille et Saint-Lambert, qu’il groupe ensemble Léonard, Florian et Berquin, comme ne formant à eux trois qu’un seul génie ; Goethe, par son Werther, lui paraît pourtant supérieur. Il parle de l’Eliza de Sterne et de Raynal en amant transporté qui cherche une Béatrix et qui l’aura. La beauté des campagnes, les côteaux qui encadrent Lyon, Grigny où se passèrent les années cachées de la Terreur, lui sont aussi douces que la terre de Milly à Lamartine. Mais rien de tout cela n’a la composition ni la forme, ni même l’originalité de détail, et M. Ballanche a pu retrancher le livre du Sentiment de son œuvre complète sans se montrer trop sévère. Toutefois, indépendamment des accens de vive sensibilité qui recommandent certaines pages, il convient de remarquer comme un délinéament d’avenir, l’opinion que le jeune