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rectement sur nous, car les marins qui jeûnent de la sorte sont peu disposés à travailler, et notre kanje s’avance lentement ; nous pourrions en bonne justice demander compte au prophète Mahomet du temps que nous perdons sur la route.

Quant à nous, nous n’attendons point la fin de la journée pour nous mettre à table ; nous avons deux cuisiniers, qui s’occupent de nos repas ; à huit heures du matin, nous déjeunons avec du café ; nous y mêlons du lait de buffle quand nous en trouvons. À quatre heures après midi, on nous sert le dîner : ce sont ordinairement des poulets et des pigeons apprêtés par Ibrahim, qui, avant de les mettre à la broche, ne manque jamais de prononcer les mots sacramentels, sans lesquels toute viande est immonde aux yeux des musulmans ; quand la fortune nous favorise, nous avons du mouton ; la chair du mouton est fort estimée en Égypte ; pour que vous connaissiez l’estime qu’en font les Arabes, je vous dirai qu’ils la comparent à la thériaque. Notre cuisinier Ibrahim est un plaisant à la manière du pays ; il sait quelques mots italiens, ce qui lui a valu auprès de nous le titre d’interprète ; nous lui avons appris quelques mots français qu’il répète tout haut, sans en comprendre le sens, comme un perroquet bien élevé ; nous lui faisons dire, entre autres choses : Tous les Arabes sont des larrons. Il répète ces paroles à tout propos, et les accompagne de quelques grimaces ; lorsqu’il nous vient quelques Arabes dans notre bateau, il ne manque jamais de leur dire selon la coutume du pays : Comment va votre chameau ? comment vont vos buffles ? comment vont vos pigeons, vos poulets et vos enfans ? Après cela, il se retourne vers nous, et crie à tue-tête ce que nous lui avons appris : Tous les Arabes sont des larrons, ce qui est pour nous une véritable comédie.

Je viens de vous parler de nos plaisirs ; il faut que vous connaissiez aussi nos misères. Nous avons dans notre petit réduit un extrait des sept plaies d’Égypte ; tous les insectes qui nous tourmentaient l’été dernier sur l’Hellespont, nous les retrouvons sur le Nil ; notre kanje n’a pas une planche d’où il ne sorte par milliers des punaises et d’autres petits animaux qui viennent nous assiéger, et ne nous laissent point de répit ; les immersions d’eau du Nil, les cérémonies de l’ablution vingt fois répétées, ne sauraient nous en préserver ; comme je me plaignais au réis : « Vous êtes bien heureux,