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lées ne m’empêchent point de voir la génération présente, qui doit prendre aussi sa place dans l’histoire. Si j’avais du temps, je n’irais ni à Thèbes, ni dans les autres lieux où sont les grandes ruines ; mais je resterais quelques mois dans un village du Delta. Les familles des fellahs, la religion et les mœurs de ce peuple n’auraient plus rien de caché pour moi, et ce que j’aurais appris aurait peut-être plus d’intérêt que tout ce qu’on pourrait nous dire de la gloire de Ramsès, du dieu Amounra, et des Égyptiens du temps d’Hérodote.

Nous sommes arrivés hier devant l’embouchure du canal de Ménouf, qui tire ses eaux de la branche de Damiète, et qui arrose la partie supérieure du Delta. À quelques milles de là, notre barque s’est arrêtée près de la rive ; notre patron est monté avec nous au village de Nadir. C’est une pauvre bourgade qui n’a rien de remarquable. Comme nous nous promenions dans la campagne, nous avons vu de loin une procession qui s’avançait à travers les arbres : on portait un mort au cimetière. Deux drapeaux, l’un noir, l’autre blanc, précédaient le cortége ; beaucoup de femmes, qui suivaient le cercueil, tenaient un des bouts de leur robe bleue et l’agitaient en l’air, jetant de grands cris ; la procession s’est arrêtée sur un terrain élevé où se trouvait le champ des morts du village. Des enfans ont apporté des feuilles de palmier pour en répandre sur la tombe du défunt. Quand la cérémonie a été finie, nous nous sommes approchés, et nous avons parcouru le lieu des sépultures. On y voit à peine les traces des tombeaux, point d’arbres, point de pierres sépulcrales ; les morts n’y sont recouverts que d’un peu de terre, ce qui doit produire des épidémies. Les eaux du Nil, lorsqu’elles remontent jusque-là, ne trouvent rien qui défende les dépouilles des morts. Le réis qui nous accompagnait, nous a dit qu’il en était de même de la plupart des cimetières voisins du fleuve. Aussi arrive-t-il souvent qu’ils sont emportés dans les grandes inondations, et que les ossemens des fellahs se trouvent entraînés par le courant du Nil, ou dispersés dans les campagnes. Ceci nous explique pourquoi les anciens Égyptiens ne confiaient point les dépouilles de l’homme à la terre, mais à la pierre dure, à la roche immobile, ou pourquoi ils les renfermaient dans des tumulus de briques cuites.