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UN SPECTACLE DANS UN FAUTEUIL.

changement. Les écarts familiers à sa muse, les soudaines fuites vers l’infini qui l’arrachent au présent, la poétique habitude de ne se poser sur la réalité qu’autant qu’il faut pour prendre vol et s’en aller planer dans l’espace, montrent assez l’impatience qu’éprouve le poète de se trouver pris dans le monde actuel. Il cherche des horizons plus larges et plus éthérés. La confiance qu’il a en ses pressentimens du mieux est si grande, qu’avant de s’élancer vers sa chimère, il insulte la mesquinerie présente, la baffoue et la déchire. Il ne songe nullement à y revenir prendre pied. Car s’il ne rencontre pas les mondes qu’il a souhaités, il les créera ; il s’abritera dans ses inventions, ainsi que dans une réalité nouvelle ; il vivra dans ses rêveries aussi bien que nous dans nos villes.

Mais, de plus en plus, son génie, sans rien perdre de son impétuosité première, secoue l’élégante étourderie qui nous avait charmés d’abord. Il étend son ambition à des rivages qu’il avait négligés ; il pousse son enthousiasme en dehors des circonscriptions aristocratiques, où d’autres se sont bornés ; il embrasse des pensées encore inexplorées par lui ; il veut avoir son essor libre sur toute la création et l’a déjà essayé vers les zônes extrêmes. C’est lui qui a écrit : « Depuis quand l’humanité ne marche-t-elle plus au combat, comme Tyrtée, son glaive d’une main et sa lyre de l’autre ! » C’est lui qui a chanté l’amour infini de don Juan et les mâles épreuves de Franck.


Les comédies en prose de M. de Musset n’ont pas seulement une originalité de grâce piquante et légère. Toutes brèves et délicates, elles vous font parcourir cependant une série longue et profonde d’impressions ; elles vous emportent au-dessus de tous les abîmes et de toutes les majestés de la terre à une hauteur si soutenue, qu’elles vous font venir rapidement et à la fois les sensations multipliées de ce vaste spectacle ; elles choisissent si bien le point de vue pour vous montrer les joies et les douleurs de l’ame humaine, que le plus petit mouvement suffit pour remplacer ou agrandir les perspectives. Ces fantaisies dramatiques, animées vivement par une mince bouffée du souffle de l’artiste, mais animées si véritablement qu’elles paraissent remuer et s’achever d’elles-mêmes, sans que l’artifice du poète ait besoin de les secourir après le premier enfantement ; ces idéales apparitions qui n’ont que les semblans les plus choisis de la vie ; ces charmans atômes flottant ainsi que de grands mondes vers de sévères destinées et dans une harmonie complète, ont plus de portée et de force que tous les énormes drames taillés dans le chantier actuel. Et puis c’est une faculté d’invention particulièrement féconde en espérances, que celle qui donne une suite si raisonnable à des évocations si ténues et si fines. Il y a une