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usurpent trop souvent leur place. C’est un prisme qui teint toutes choses de couleurs arbitraires, et qui, à force de changer les points de vue, finit par dénaturer les objets. Une fois sous ce joug, on abdique toujours une partie de soi-même, et, prenant le change, on tombe aisément et sans même en avoir la conscience dans des confusions pardonnables, mais périlleuses. Qu’on voie un autre en soi ou soi dans un autre, le danger est le même, et il devient dès lors malaisé, sinon impossible, de distinguer dans ses résolutions ce qui est l’effet des réactions ou des condescendances, de ce qui est le résultat logique et volontaire d’une argumentation personnelle, indépendante, d’une déduction intime et réfléchie de principes et de sentimens. Que de fois n’arrive-t-il pas que la volonté s’assoupissant, on croit vouloir spontanément ce qu’on ne fait qu’accepter par lassitude ou par imitation ! Ce sont ces mille conditions accessoires qui donnent plus ou moins de poids à une résolution, à une croyance individuelle.

Je ne voudrais pas appliquer dans leur rigueur ces principes à la conversion de Manzoni. Je respecte ses motifs ; je crois ses convictions volontaires, sinon spontanées ; seulement, je crois aussi qu’en fait de croyances les esprits les plus distingués sont sujets à des illusions nobles, je le veux, et touchantes, mais enfin à des illusions. Dans ces luttes-là les âmes tendres sont le plus exposées ; le péril est plus grand pour elles que pour toutes les autres, car il y a toujours dans la tendresse un peu de faiblesse.

Quoi qu’il en soit, Manzoni ne s’est pas démenti. Une fois dans cette route, il y a persisté. Je dirai plus, c’est que son talent s’y est formé, il avait besoin de croire et de croire selon un mode bien précis et bien déterminé ; or, le catholicisme seul lui pouvait offrir ce mode de croyance limité, et son esprit s’y est merveilleusement casé.

Depuis sa conversion, Manzoni a mené une vie fort studieuse et fort sédentaire ; il a fait, dès l’an 1812, une étude particulière de sa langue et des lettres allemandes, et n’a plus guère, que je sache, quitté ses pénates. Sa seule absence fut un nouveau voyage en France vers 1820. Il séjourna encore alors quelque temps à Paris ; il y vit Destutt de Tracy, Villemain, Lamartine ; il s’y lia avec