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LES EXCENTRIQUES.

père, qui pourrait, disait-elle, me procurer des ressources. Cette proposition m’étonna d’autant plus que mon père était fort éloigné, et qu’un commerçant de la ville avait récemment rapporté qu’il se trouvait dans un état peu prospère. Je soupçonnai qu’un de mes cousins, pour lequel ma mère témoignait beaucoup d’affection, avait une part très grande dans le conseil qu’elle me donnait. Celle-ci, s’apercevant de l’impression fâcheuse que faisait sur son fils sa proposition, n’épargna rien pour me persuader qu’en m’engageant à ce voyage, elle désirait seulement vérifier la condition où se trouvait mon père. Je consentis à tout, revêtis de nouveau l’habit de pélerin, et me rendis, par le secours des aumônes qu’on me donnait, dans cette partie de l’Allemagne qu’habitait mon père.

« Sur les routes, ce n’étaient que cadavres rongés par les chiens, ou suspendus par douzaines à des gibets. C’étaient de ces soldats licenciés qui, après la paix de Ryswick, n’ayant plus ni feu ni lieu, parcouraient le pays en bandes nombreuses, pillaient les villes et les villages : on en faisait prompte justice quand on pouvait s’en saisir, les laissant ainsi exposés après leur mort, pour épouvanter ceux qui auraient voulu les imiter.

« Je parvins sans accidens fâcheux à rejoindre mon père, qui me reçut avec tendresse, mais qui, par sa pauvreté, était hors d’état de m’offrir aucun moyen d’existence. Je songeai donc à revenir auprès de ma mère. Mon père me détourna de ce projet.

« Que deviendrai-je, pauvre pélerin irlandais ? — Depuis que je voyageais à travers le monde, j’avais vu le mensonge et l’escroquerie réussir. — Je mentis, je fus escroc ; mais je portai dans ma résolution une persévérance scientifique.

« Les leçons de géographie de mon professeur jésuite m’avaient fait pressentir combien on savait peu de chose sur la Chine, le Japon et les contrées les plus orientales de l’Asie. Je résolus de me faire passer pour un Japonais natif de l’île de Formose, qui avait été converti à la religion chrétienne. J’imaginai un nouvel alphabet, une nouvelle grammaire, une nouvelle division de l’année en vingt mois, une nouvelle religion, et tout ce qui était propre à accréditer le rôle que je voulais jouer. Je m’habituai à écrire avec les caractères que j’avais inventés, et je me fis un certificat calqué sur celui d’Avignon, et avec les mêmes signatures, que je contrefis.