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LES EXCENTRIQUES.

« J’avais l’esprit vif et je fis de rapides progrès ; mais la vanité, le désir de parvenir, le besoin de jouissances, se développèrent rapidement en moi. J’entrai chez les jésuites, et je fus ensuite confié à un professeur, qui, au lieu de nous expliquer les auteurs grecs, qu’il n’entendait pas, entreprit de nous montrer le blason, la géographie, les fortifications. Je perdis, sous lui, le goût de l’étude des langues et de la belle littérature ; j’acquis une variété de notions incohérentes. Il était donc possible, avec de l’audace, de parler de beaucoup de choses sans les connaître, et de se donner, sans travail, l’apparence du savoir. Le supérieur d’un petit couvent allait ouvrir un cours de philosophie. Je suivis ce cours, et mon orgueil augmenta. J’allai ensuite étudier la théologie sous un maître dominicain, dans une université voisine. Transplanté tout à coup, à l’âge de quinze ans, dans une ville populeuse, qui m’offrait le spectacle nouveau du luxe, des richesses, de la dissipation, des plaisirs, j’achevai de perdre le goût que j’avais eu pour le travail. Mes sens s’éveillèrent ; je voulus briller, jouir et bien vivre. Je perdis mon temps à fréquenter le théâtre et les lieux de réunion, à dessiner des vues des environs, à me promener avec des jeunes gens de mon âge, et même avec des femmes. C’est ainsi que se passa dans l’oisiveté la plus complète, mais sans aucune action coupable, l’année de ma théologie. J’avais écrit à ma mère le peu de progrès que je faisais dans mes études ; elle m’envoya de l’argent, et m’ordonna en même temps de me rendre à Avignon, chez un riche conseiller, qui consentait à me prendre pour précepteur d’un de ses neveux, encore enfant.

« Au lieu de me fatiguer à l’instruire, je passai avec mon élève tout mon temps à jouer de la viole ou de la flûte. Un homme riche et d’une grande naissance me confia ses deux enfans, dont le plus âgé avait sept ans. Leur mère les gâtait : femme jeune, jolie, vive et spirituelle, dont le mari était ivrogne, et qui était fort lasse de son mari.

« Elle vit avec plaisir auprès de ses enfans un jeune professeur docile à toutes ses volontés, complaisant pour toutes ses faiblesses. Moi, loin de chercher à la séduire, je jouai le tartufe. J’affectai une dévotion outrée et une chasteté inébranlable, qui n’étaient point dans mon cœur. Ma figure était agréable : le goût que cette femme