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LES EXCENTRIQUES.

de trois pouces, retenues par du plomb, donnaient sur la Tamise. Plus de chanteurs de ballades, assis sur les bornes, pendant que les ondes du fleuve accompagnaient ces cris barbares qu’ils donnaient pour de la mélodie. Enfin, plus de Crispin Tucker, homme célèbre, autrefois la gloire du pont de Londres. Crispin Tucker était bouquiniste de son métier, libraire par extension, auteur par habitude et faussaire comme vous allez voir ; il habitait un petit caveau obscur dans lequel étaient entassés tous ces livres qui n’ont jamais été des livres : almanachs, calendriers de la cour, vieux dictionnaires, racines grecques, barèmes, algèbres, codes antiques, essais sur la population, tragédies tombées, et poèmes épiques. J’ai, dans ma première enfance, vu l’étalage de Crispin Tucker : mon père ne voulait pas que je me livrasse à d’autres études que celles qui se rapportaient à l’architecture. Quand je passais par-là, avec quel bonheur entr’ouvrais-je timidement un volume dépareillé de Clarisse, pendant que le vieux Crispin, à la panse ronde, à l’œil rond et véron, au corps figuré en boule, à la tête chauve, les mains dans ses poches, me regardant fixement et impatiemment du pas de sa porte, ou plutôt du seuil de son antre, avait l’air de dire :

Quand ce polisson aura-t-il fini ?

Oh ! si vous saviez le plaisir de cette lecture dans la rue, lecture volée, arrachée, furtive, subreptice, tremblante, palpitante, sous un regard jaloux ! J’ai parcouru ainsi deux volumes de Tom Jones, et je ne les oublierai jamais.

Crispin (c’était un de mes excentriques) avait la manie d’imiter le style des poètes à la mode et de faire imprimer sous leur nom les vers qu’il avait composés dans leur style. De sa manie il faisait une spéculation qui ne lui réussissait pas trop mal. On voyait, de temps à autre, paraître une ou deux pages de vers stupides, imprimés sur papier jaune avec une vignette en bois représentant mister Pope, ou doctor Arbuthnot, ou doctor Swift, auteurs prétendus de l’œuvre pseudonyme. C’était Crispin Tucker qui était le coupable. En outre, il avait boutique ouverte et boutique achalandée de littérature, de style épistolaire, de romances, de chansons, d’acrostiches, de couplets qu’il débitait à bon compte.

Oh ! les bonnes scènes qui eurent lieu dans cette vieille cave bi-