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REVUE DES DEUX MONDES.

§. xxi.
Une soirée du vieux pont de Londres.


… Faisait proprement tout
ce qui concerne son état.


— Cette gravure curieuse, me dit Wordem, représente l’une des maisons qui couvraient encore, en 1778, le vieux pont de Londres. Vous apercevez les grotesques Gable-ends, les pignons de bois, les anfractuosités des boutiques, les maisons qui surplombent, les enseignes dont le vent soulève la masse, et que vous croyez entendre crier et retentir. Voici un antique bâtiment qui a chancelé et penché sur son flanc gauche, comme un homme qui ne se soutient plus sur ses jambes avinées : toutes les fenêtres sont de travers ; en voilà un autre qui s’est fièrement renversé en arrière, et dont toutes les solives tombent et avancent comme le ventre d’un alderman ; plus loin, celui-ci avec son balcon de bois en terrasse, à six pieds de terre, envahit la moitié de la rue, et son toit, à plus de dix pieds en-delà des fondemens, projette au loin une ombre rembranesque. Cette architecture était fort laide, dit la Voirie. Elle était malsaine et exposée aux incendies, dit l’Économie politique. C’est vrai. Mais elle était pittoresque, dit l’art ; la lumière et l’ombre se jouaient si bien dans ces encoignures ; et ces vieux mascarons de bois de chêne, ridés et sculptés par le temps, qui nous les rendra ?

Là demeurait autrefois, mon jeune ami, toute une nation d’excentriques. Ils s’étaient réfugiés sous ces solives biscornues, par sympathie avec elles, comme certains oiseaux de couleur brune s’abritent sous les chênes qui leur ressemblent. Tout cet essaim s’envola quand la hache du charpentier et l’acte du parlement eurent démoli la ville de bois qui depuis le moyen-âge s’était établie sur le pont de Londres. Le souvenir de Jean Bungan, grand poète qui n’a fait que de la prose, chaudronnier sublime, fantastique inspiré, créateur d’une épopée qui a eu trente éditions, n’habite plus le pont de Londres. Plus de boutiques de bouquinistes, aux in-folios rongés des rats et étiquetés soigneusement. Plus de tavernes caverneuses, dont les chambres aux fenêtres de trois pieds, aux vitres