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LES EXCENTRIQUES.

si bien qu’en moins de deux ans Lowell se trouva père légal de soixante-deux enfans, dont il paya très exactement l’éducation. Jamais ministre n’a rempli sa vie d’un plus grand nombre d’occupations strictement coordonnées et toutes inutiles. Il se levait à quatre heures, correspondait avec la plupart des clubs ou sociétés de chasseurs, fatiguait trois chevaux, tournait autour de l’île, chassait, pêchait, et terminait sa journée par une promenade de trois cents pas sur un âne, ni plus ni moins.

Je le rencontrais quelquefois à Londres, dans les visites assez rares qu’il rendait à ses amis de la capitale ; il échangeait alors son habit de velours rouge contre un habit de velours noir complet. Une brochette, plus chargée de décorations que celle de M. de Metternich, suspendait à l’une de ses boutonnières à peu près soixante médaillons. Je l’arrêtai et lui demandai quel était ce grand nombre de décorations étrangères dont les souverains d’Europe l’avaient honoré. « Ce sont, répondit-il, les médailles de tous les clubs auxquels j’appartiens, et presque tous ceux d’Angleterre me comptent parmi leurs membres. Voici la médaille des Lunatiques, celle des Druides, celles des Chevreaux et celle des Chats-maigres. Je suis encore chevalier de l’Aiguille, comte du Choux-fleur et duc des Épinards. J’appartiens à l’ordre des Comètes et à celui des Écheveaux-mêlés ; j’ai bien le droit de porter tous mes ordres. » En effet, à chaque pas qu’il faisait, c’était une sonnerie indéfinissable de cuivre, d’argent et de plomb.

Mon tailleur, pour terminer dignement une vie si singulière, quand il approcha de sa quatre-vingtième année et vit de près la mort, envoya chercher son vieil ami le charpentier Amerall, qui demeure encore en face de l’église.

— Que me voulez-vous ? lui demande Amerall.

— Que vous me preniez mesure. J’ai besoin de mon dernier habit ; vous allez vous mettre à l’ouvrage. Acajou de première qualité, charnières d’argent, la serrure et la clé de même métal. Vous pratiquerez au couvercle, vis-à-vis l’endroit où ma tête doit être placée, une ouverture ovale, à laquelle vous attacherez un morceau de cristal très solide.

Le cercueil attendit encore son maître pendant deux années entières. Lowell ne manquait pas d’aller le visiter une ou deux fois