Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 3.djvu/522

Cette page a été validée par deux contributeurs.
518
REVUE DES DEUX MONDES.

d’ânes et de chevaux, et cette mer couverte de barques, et ces citoyens endimanchés, et ces visiteurs brillans, doit se souvenir du vieux Lowell. On le trouvait partout : son nom est à jamais attaché au souvenir de Margate ; il vivra dans la mémoire des habitans, comme Napoléon dans l’histoire ; sa livrée de pluche rouge aux galons noirs et verts était connue de tous les voyageurs. Enrichi par son commerce de tailleur, il avait toujours dans sa garde-robe cinquante habits complets ; presque millionnaire, il acheta au centre de la petite île de Thanet une belle propriété dont l’aspect était bizarre. Depuis la grille d’entrée jusqu’aux girouettes du toit, tout représentait l’un des instrumens ou des accessoires de la chasse ; car sa monomanie, depuis qu’il avait quitté l’aiguille, c’était le métier de chasseur ; les croisées figuraient des têtes de sangliers ; au lieu de tapisseries, il avait jeté sur le parquet des dépouilles d’animaux sauvages ou tués à la chasse : des peintures, représentant tous les sujets de chasse imaginables, donnaient au château du tailleur l’apparence du palais de Nemrod. Il s’était accoutumé à ne rien faire comme un autre : son cheval favori, nommé Blucher, acheté, je crois, chez Astley, était dressé à le suivre comme un chien ; et c’était chose plaisante, ma foi, que de voir mon vieux tailleur, habit et culotte de velours rouge, marchant gravement dans les promenades de Margate, suivi pas à pas du quadrupède docile ; derrière le cheval, un myrmidon, vêtu de rouge comme son maître, portait une immense pipe d’écume de mer ; et sans s’embarrasser autrement des sourires, des épigrammes, de l’étonnement et des railleries des voisins, il était bon de le voir causer avec les dames, tendre la main à celui-ci, sourire à celui-là, et commencer des intrigues amoureuses. Car notre vieux tailleur était érotique, et je ne dois pas oublier une de ses singularités les plus extraordinaires ; il avait soixante-dix ans et se targuait de sa belle conservation. Je ne sais quelle fille de Margate eut la malice d’exploiter ses prétentions et de lui attribuer l’enfant auquel elle allait donner le jour. En Angleterre, il suffit du serment de la fille-mère pour prouver la paternité et condamner celui qu’elle accuse à payer les mois de nourrice. Le vieux Lowell fut très flatté, il paya avec joie ; et bientôt toutes les demoiselles de Margate qui s’avisaient de forfaire à l’honneur, eurent recours à sa vanité charitable,