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LES ÂMES DU PURGATOIRE.

parfois votre sublime indifférence pour les choses de l’autre monde ; car, je vous l’avouerai, dussiez-vous vous moquer de moi, il y a des instans où ce que l’on raconte des damnés me donne des rêveries désagréables.

— La meilleure preuve du peu de pouvoir du diable, c’est que vous êtes aujourd’hui debout dans cette tranchée. Sur ma parole, messieurs, dit don Garcia en frappant sur l’épaule de don Juan, s’il y avait un diable, il aurait déjà emporté ce garçon-là. Tout jeune qu’il est, je vous le donne pour un véritable excommunié. Il a mis plus de femmes à mal et plus d’hommes en bière que deux cordeliers et deux braves de Valence n’auraient pu faire.

Il parlait encore quand un coup d’arquebuse partit du côté de la tranchée qui regardait le camp espagnol. Don Garcia porta la main sur sa poitrine, et s’écria : Je suis blessé. Il chancela, et tomba presque aussitôt. En même temps on vit un homme prendre la fuite, mais l’obscurité le déroba bientôt à ceux qui le poursuivaient.

La blessure de don Garcia parut mortelle. Le coup avait été tiré de très près, et l’arme était chargée de plusieurs balles. Mais la fermeté de ce libertin endurci ne se démentit pas un instant. Il renvoya bien loin ceux qui lui parlaient de se confesser. Il disait à don Juan : — Une seule chose me fâche dans ma mort, c’est que les capucins vous persuaderont que c’est un jugement de Dieu contre moi. Convenez avec moi qu’il n’y a rien de plus naturel qu’une arquebusade qui tue un soldat. Ils disent que le coup a été tiré de notre côté, c’est sans doute quelque jaloux rancuneux qui m’a assassiné. Faites-le pendre haut et court si vous l’attrapez. Écoutez, don Juan, j’ai deux maîtresses à Anvers, trois à Bruxelles, et d’autres ailleurs que je ne me rappelle guère,… ma mémoire se trouble… Je vous les lègue… faute de mieux… prenez encore mon épée… et surtout n’oubliez pas la botte que je vous ai apprise… Adieu… et au lieu de messes, que mes camarades se réunissent dans une glorieuse orgie après mon enterrement.

Telles furent à peu près ses dernières paroles. De Dieu, de l’autre monde, il ne s’en soucia pas plus qu’il ne l’avait fait étant plein de vie et de force. Il mourut le sourire sur les lèvres, la vanité lui donnant la force de soutenir jusqu’au bout le rôle détestable