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POÈTES ET ROMANCIERS FRANÇAIS.

dans la plus large acception du mot. Sans doute il eût été facile à une imagination plus active et plus exercée d’encadrer le sujet de ce roman dans une fable plus savante et plus vive, de multiplier les incidens, de nouer plus étroitement la tragédie. Mais à quoi bon ? Qui sait si le livre n’eut pas perdu à ce jeu dangereux l’autorité lumineuse de ses enseignemens ?

Adolphe est ennuyé, comme tous les hommes de son âge qui ont entremêlé leurs études vagabondes de loisirs nombreux et indéfinis. Il sait, il a réfléchi, il a rêvé pour l’avenir bien des voyages dont il ne voudrait plus maintenant, bien des gloires qu’il dédaigne aujourd’hui comme s’il les avait usées ; il a vu passer dans ses songes des femmes adorées qui se dévouaient à son amour, dont il buvait les larmes, et qui de leurs cheveux dénoués essuyaient la sueur de son front. Il a dévoré dans ses ambitions solitaires plusieurs destinées dont une seule suffirait à remplir sa vie ; il a vécu des siècles dans sa mémoire, et il n’est encore qu’au seuil de ses années.

Habitué dès long-temps à converser avec lui-même, familier aux grandes choses qu’il n’a pas faites, il est tout simple qu’il dédaigne la société réelle, qu’il n’a pas étudiée, et qui ne peut le deviner. L’ennui, chez les âmes élevées, chez celles surtout qui ont vingt ans, est presque toujours accompagné d’une exorbitante vanité. Comme elles aperçoivent en dedans un monde supérieur, plus grand, plus beau, plus varié, comme elles ont peuplé leur conscience des souvenirs d’une vie imaginaire, comme elles comparent incessamment le spectacle de leurs journées au spectacle de leurs rêveries, le dédain et l’impertinence ne sont chez elles qu’une plainte franche et douloureuse.

Adolphe est las de lui-même et de sa puissance inoccupée ; il aspire à vouloir, à dominer, à parler pour être compris, à conduire pour être suivi, à aimer pour mettre à l’ombre de sa puissance une volonté moins forte que la sienne, et qui se confie en obéissant.

S’il avait choisi de bonne heure une route simple et droite, si, au lieu de promener sa rêverie sur le monde entier qu’il ne peut embrasser, il avait mesuré son regard à son bras ; s’il s’était dit chaque jour en s’éveillant : Voilà ce que je peux, voilà ce que je voudrai ; s’il avait marqué sa place au-dessous de Newton, de Condé ou de Saint-Preux ; s’il avait préféré délibérément la science, l’ac-