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REVUE DES DEUX MONDES.

moi. Si vous voyiez tous les chevaux refuser soudain de porter la somme et de traîner la charette ; si tous les bœufs ne voulaient plus souffrir le joug et labourer la terre, vous obstineriez-vous à croire que la nature de ces bêtes est changée, et ne chercheriez-vous pas plutôt la cause de leur indocilité dans le désordre des harnais et l’impéritie des conducteurs ? Et aujourd’hui que tous les peuples se révoltent contre le frein des rois, pourquoi vous obstineriez-vous à supposer que la nature des hommes a changé, au lieu de reconnaître quelque défaut dans la manière de les gouverner ? Pesez bien ces paroles ; tournez vos regards sur le passé, et si vous voulez que les générations présentes soient dociles comme les anciennes, gouvernez-les comme vos pères gouvernaient les anciennes. »

Polichinelle. — Tout cela peut être fort beau, mais je n’y comprends rien.

L’Expérience. — Je sais bien que certains discours ne sont pas entendus du vulgaire, et toutes les classes ont leur vulgaire. Ma lettre n’est pas adressée à la populace, mais aux rois. Poursuivez et ne perdez pas le temps.

Le Docteur. — « Une cause principale du bouleversement du monde est la trop grande diffusion des lettres et cette démangeaison de littérature qui a pénétré jusque dans les os des poissonniers et des palefreniers. Il faut sans doute dans le monde des lettres et des savans ; mais il faut aussi des cordonniers, des tailleurs, des forgerons, des laboureurs et des artisans de toute sorte ; il y faut une grande masse de gens bons et tranquilles qui se contentent de vivre sur la foi d’autrui, et trouvent bon que le monde soit guidé par les lumières des autres, sans prétendre le guider par les leurs propres. Pour tous ces gens-ci, la lecture est dangereuse, parce qu’elle stimule des intelligences que la nature a destinées à se remuer dans une sphère étroite, fait naître des doutes que la médiocrité de leurs connaissances ne leur permet pas de résoudre, accoutume aux plaisirs de l’esprit, lesquels rendent insupportable le travail monotone et ennuyeux du corps, éveille des désirs disproportionnés à la bassesse de la condition, et en rendant le peuple mécontent de son sort, le dispose à tenter de s’en procurer un autre. C’est pourquoi, au lieu de favoriser démesurément l’instruction et la civilisation (civiltà), vous devez