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naître de quelle façon procède la Revue Britannique, et comment elle en use avec son crédule public. Elle fit, il y a quelques années, un grand procès au journal qui s’appelle le Voleur (car dans ce temps de pillage littéraire il existe un journal qui n’a pas craint de prendre ce titre), pour contrefaçon d’articles ; or, nous nous rappelons qu’à ce propos elle se divertit fort aux dépens de tous ces boutiquiers littéraires qui font des journaux avec des ciseaux. Mais elle, ne fait-elle pas pis ? Pour tailler dans la littérature, il faut la connaître, et c’est un mérite que n’a pas même M. le directeur de la Revue Britannique, puisqu’il s’en va bravement pourchasser au-delà du détroit les lettres françaises. Encore est-ce là la supposition la plus bénigne, car de deux choses, l’une : ou bien il retraduit de l’anglais nos articles et les autres sans les connaître, et dans ce cas il est coupable du seul fait d’ignorance ; ou bien il les reproduit sciemment, et alors il y a dol et larcin. Or, M. le directeur, qui a été préfet de police, qui est préfet, et qui d’ailleurs a fait naguère un procès de ce genre au Voleur, ne doit pas ignorer que dans ce dernier cas il est coupable de contrefaçon, et qu’il y a des tribunaux qui connaissent de ces affaires-là.

Nous voulons bien convenir qu’un ex-préfet de police n’est pas rigoureusement tenu de lire ; mais enfin quand on s’institue jurande littéraire, il faudrait, ce nous semble, savoir quelque peu de littérature, afin de ne pas prendre Diderot pour un romancier anglais, et les Revues françaises pour des Revues d’outre-mer. En conscience, est-ce en demander trop ?

Et puis si la Revue Britannique voulait absolument traduire de l’anglais nos articles français, que ne nous en prévenait-elle ? Nous lui aurions charitablement communiqué l’original, et nous aurions ainsi épargné à elle des frais de traduction, à ses abonnés d’énormes contre-sens. Que ne s’adressait-elle aussi à nous lorsqu’elle pressa si fort ses correspondans de Londres, de lui trouver cette curieuse West-End-Review, où elle espérait butiner quelques-unes de nos Lettres sur les hommes d’état de la France ? Nous lui aurions communiqué cette Revue inédite qui ne se trouve que dans nos cartons, comme les plus ignorans le savent maintenant. Elle voit bien que c’était tout profit.

À vrai dire, tout ce négoce-là nous semble bien peu littéraire et bien peu loyal. Nous avons dû le dénoncer et nous en expliquer nettement afin de mettre un frein à ce pillage et de montrer à la partie crédule et mal informée du public ce que les paperassiers ont fait des lettres et des idées. C’est un trafic étrange ; en vérité, si la presse indépendante n’y met ordre au plus tôt, la république des lettres, comme on dit, menace de devenir une caverne, un coupe-gorge.

Nous savons bien que la république des lettres, puisque république il y a, ne passa jamais pour être un Eldorado, mais quand l’anarchie y fut-elle plus flagrante ? la cupidité plus insatiable ? les haines plus vénéneuses ? les égoïsmes plus exorbitans ? les amours-propres plus gigantesques ? Tombées de l’autel dans la boutique, les idées ont perdu leur sainteté ; elles sont soumises à l’agio comme les fonds, et déchus de leur sacerdoce antique, les grands-prêtres de la société, les enseigneurs du peuple ont échangé le plectrum d’or de Pythagore et le stylus austère, intègre, de Tacite contre la plume d’oie des agens de change et des banquiers.


F. BULOZ.