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POÉTES ET ROMANCIERS FRANÇAIS.

rageusement, suffit à le contenter et à le soutenir dans les luttes nouvelles. Chaque fois qu’il agrandit pour la foule curieuse, moins prodigue de louanges que de railleries, le cercle de la famille littéraire, il s’applaudit et se repose, sans réclamer un prix plus glorieux et plus pur, sans demander aux disciples qu’il initie, aux dieux nouveaux qui n’avaient pas d’autels avant ses prédications, une longue reconnaissance, une solide amitié.

Il marche par le chemin qu’il a choisi, et se fait une gloire involontaire de toutes les gloires qu’il a révélées. Quand il rencontre sur sa route un poète dont la voix est à peine entendue, il s’applique sans relâche à grossir son auditoire, il construit de ses mains un théâtre, il place lui-même les vases d’airain qui doivent enfler le son et le porter aux oreilles les plus rétives. Puis, quand le peuple s’est assis pour écouter, il épie d’un œil vigilant sur les figures étonnées l’intelligence ou l’inattention, et, comme le chœur de la tragédie antique, il moralise la foule et déroule devant elle le sens mystérieux des symboles poétiques dont elle se laisse éblouir sans les comprendre.

Comptez parmi nous ceux qui se résignent au rôle du chœur antique ; comptez ceux qui suivent l’histoire et ne s’y mêlent pas ; comptez ceux qui expliquent la chute et l’élévation des trônes, et ne prétendent pas à la royauté ! et pourtant le rôle du chœur est un rôle grave et sérieux, plein d’ampleur et de majesté, mais qui va mal aux égoïsmes hâtés de notre temps. Chacun pour soi et Dieu pour tous, c’est là ce qui se lit au fond des amitiés les plus bruyantes. Triste vérité ! mais qu’il ne faut pas nier. D’ordinaire, le blâme ou l’éloge départis aux contemporains ne sont guère que des contrats passés avec la vanité. En élevant sur un piédestal ceux qui gisaient dans le sable, le plus grand nombre songe à soi et se promet bien de monter au même rang ; ceux qui chantent Hosannah sans espérer pour eux-mêmes la divinité sont rares et peuvent se nombrer.

Or, parmi les désintéressemens littéraires je n’en sais pas de plus éclatant que celui de Sainte-Beuve ; depuis dix ans, il n’a pas écrit une page qui ne rende témoignage pour lui, et malheureusement aussi contre bien d’autres. Il a tendu à bien des grandeurs chancelantes une main fraternelle dont l’étreinte s’est relâchée