Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 3.djvu/208

Cette page a été validée par deux contributeurs.
204
REVUE DES DEUX MONDES.

protéger le repos de cette muette cité, plongée dans le sommeil de la belle au bois dormant, et condamnée comme elle à dormir cent ans et plus.

Nous voguâmes ainsi près d’une heure. Les gondoliers étaient devenus un peu fous. Le vieux Catullo lui-même bondissait à l’allegro et suivait la course rapide de la petite flotte. Puis sa rame retombait amoroso à l’andante, et il accompagnait ce mouvement gracieux d’une espèce de grognement de béatitude. L’orchestre s’arrêta sous le portique du Lion-Blanc. Je me penchai pour voir milord sortir de sa gondole. C’était un enfant spleenatique, de dix-huit à vingt ans, chargé d’une longue pipe turque, qu’il était certainement incapable de fumer tout entière sans devenir phthysique au dernier degré. Il avait l’air de s’ennuyer beaucoup ; mais il avait payé une sérénade dont j’avais beaucoup mieux profité que lui, et dont je lui sus le meilleur gré du monde.

Je remontai le canal, et, au moment où nous nous arrêtions devant la Piazzetta où j’avais donné rendez-vous à mes amis pour aller prendre le sorbet ensemble, je rencontrai une gondole chargée de plusieurs gondoliers en goguette qui me crient : Monsiou, faites donc chanter le Tasse à votre gondolier. — C’était une épigramme adressée au vieux Catullo qui a une maladie chronique de la trachée-artère et une extinction de voix perpétuelle. — Il paraît qu’on te connaît ici, vechio, lui dis-je. — Ah ! lustrissimo ! répondit-il, E guente, semo Nicoloti. — Tu es Nicoloto, toi, avec cette tournure-là ? lui demandai-je. — Nicoloto, reprit-il, et des bons. — Noble, peut-être ? — Comme dit votre seigneurie. — As-tu par hasard un doge dans ta famille ? — Lustrissimo, j’ai trois premiers prix de régate, trois portraits à la maison avec la bannière d’honneur, et le dernier était mon père, un grand homme, savez-vous, mon maître ? deux fois plus grand et plus gros que mon fils. Moi, je suis une pauvre araignée, toute tordue par accident ; mais mio fio prouve bien que nous sommes de bonne lignée. Si l’empereur avait la bonté de nous ordonner une régate, on verrait si le sang des Catulle est dégénéré. — Diable ! lui dis-je. Auriez-vous la complaisance, lustrissimo Catullo, de me mettre à la rive et de ne pas me voler mon tabac, pendant une heure que vous aurez à m’attendre ? — Il n’y a pas de danger, mon maître, répondit-il, le tabac me fait mal à la gorge.

Est-ce qu’il y a encore des Nicoloti et des Castellani, demandai-je à mes amis qui m’attendaient au pied de la colonne du Lion. — Que trop, répondit Pierre ; il y a en ce moment-ci une rumeur sourde dans la ville, et une certaine agitation à la police, parce qu’il est question parmi les gondoliers de renouveler les vieilles querelles. — Je pense bien, dit