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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

de nous crut voir son premier amour venir du haut des forêts du Frioul et s’approcher avec les sons joyeux de la fanfare. Le haut-bois lui adressa des paroles plus passionnées que celles de la colombe qui poursuit son amant dans les airs. Le violon exhala les sanglots d’une joie convulsive, la harpe fit vibrer généreusement ses grosses cordes comme les palpitations d’un cœur embrasé ; et les sons des quatre instrumens s’étreignirent comme des âmes bienheureuses qui s’embrassent avant de partir ensemble pour les cieux. Je recueillis leurs accens, et mon imagination les entendit encore après qu’ils eurent cessé. Leur passage avait laissé dans l’atmosphère une chaleur magique, comme si l’amour l’avait agitée de ses ailes.

Il y eut quelques instans de silence que personne n’osa rompre. La barque mélodieuse se mit à fuir comme si elle eût voulu nous échapper. Mais nous nous élançâmes sur son sillage. On eût dit d’une troupe de pétrels se disputant à qui saisira le premier une dorade. Nous la pressions de nos grandes scies d’acier, qui brillaient au clair de la lune comme les dents embrasées des dragons de l’Arioste. La fugitive se délivra à la manière d’Orphée : quelques accords de la harpe firent tout rentrer dans l’ordre et le silence. Au son des légers harpèges, trois gondoles se rangèrent à chaque flanc de celle qui portait la symphonie, et suivirent l’adagio avec une religieuse lenteur. Les autres restèrent derrière comme un cortège, et ce n’était pas la plus mauvaise place pour entendre. Ce fut un coup d’œil fait pour réaliser les plus beaux rêves, que cette file de gondoles silencieuses que le vent poussait doucement sur le large et magnifique canal de Venise. Au son des plus suaves motifs d’Oberon et de Guillaume Tell, chaque ondulation de l’eau, chaque léger bondissement des rames, semblaient répondre affectueusement au sentiment de chaque phrase musicale. Les gondoliers, debout sur la poupe, dans leur attitude hardie, se dessinaient dans l’air bleu, comme de légers spectres noirs, derrière les groupes d’amis et d’amantes qu’ils conduisaient. La lune s’élevait peu à peu et commençait à montrer sa face curieuse au-dessus des toits ; elle aussi avait l’air d’écouter et d’aimer cette musique. Une des rives de palais du canal, plongée encore dans l’obscurité, découpait dans le ciel ses grandes dentelles mauresques, plus sombres que les portes de l’enfer. L’autre rive recevait le reflet de la pleine lune, large et blanche alors comme un bouclier d’argent, sur ses façades muettes et sereines. Cette fête immense de constructions féeriques, que n’éclairait pas d’autre lumière que celle des astres, avait un aspect de solitude, de repos et d’immobilité vraiment sublime. Les minces statues qui se dressent par centaines dans le ciel, semblaient des volées d’esprits mystérieux chargés de