Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 3.djvu/205

Cette page a été validée par deux contributeurs.
201
LETTRES D’UN VOYAGEUR.

parvenir à dîner plus mal que le dernier ouvrier de Venise ! Quelle différence aussi entre la physionomie préoccupée et sérieuse de ce peuple qui se heurte et se presse, qui se crotte et se fait jour avec les coudes dans la cohue de Paris, et la démarche nonchalante de ce peuple vénitien qui se traîne en chantant et en se couchant à chaque pas sur les dalles lisses et chaudes des quais ! Tous ces industriels, qui chaque jour apportent à Venise leur fonds de commerce dans un panier, sont les esprits les plus plaisans du monde, et débitent leurs bons mots avec leur marchandise. Le marchand de poissons, à la fin de sa journée, fatigué et enroué d’avoir crié tout le matin, vient s’asseoir dans un carrefour ou sur un parapet ; et là, pour se débarrasser de son reste, il décoche aux passans et aux fumeurs des balcons les invitations les plus ingénieuses. — Voyez, dit-il, c’est le plus beau de ma provision ! Je l’ai gardé jusqu’à cette heure, parce que je sais qu’à présent les gens de bien dînent les derniers. Voyez quelles jolies sardines, quatre pour deux centimes ! Un regard de la belle camérière sur ce beau poisson, et un autre par-dessus le marché pour le pauvre pescaor. — Le porteur d’eau fait des calembours en criant sa denrée : Aqua fresca e tenera. — Le gondolier stationné au tragnet invite le passager par des offres merveilleuses : Allons-nous ce soir à Trieste, monseigneur ? voici une belle gondole qui ne craint pas la bourrasque en pleine mer, et un gondolier capable de ramer sans s’arrêter jusqu’à Constantinople.

Notre ami le docteur, malgré la gravité qu’il se pique de posséder, est bien le meilleur type de Vénitien qu’on puisse examiner sous ce point de vue. Il passe sa vie à échanger des gasconnades avec son peuple (comme il dit), pour le seul plaisir de s’exercer. Les croisées de son pandémonium, qu’il décore du nom de salon, parce que c’est là qu’il nous offre le café quatre ou cinq fois par jour, sont positivement au niveau d’un de ces petits ponts où la canaille tient cour plénière. De son balcon, comme du haut d’une chaire d’éloquence, il appelle et attaque tous les passans, et trouve mille prétextes dignes d’un écolier pour les retenir et les engager dans de longues discussions. Il marchande toutes les oranges d’un pauvre diable, sans en acheter une seule ; il dénigre le poisson de l’un et goûte à poignées les fraises d’un autre. Le marchand de fleurs lui-même grimpe sur le parapet pour lui faire flairer ses bouquets, tant il semble de bonne foi dans ses demandes. S’il faisait de pareilles gentillesses à Paris, on déracinerait les pavés pour le lapider ; mais ces braves Vénitiens sont charmés de trouver l’occasion de se battre avec la langue. Le docteur soutient avec gloire un feu roulant de railleries aigre-douces qui vont crescendo insensiblement, et auquel il riposte avec autant de courage et de sang-