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un article sur mes livres, si monsieur un autre a déclaré mes principes dangereux, et mon cigare immoral !… Tout ce que je puis dire, c’est que ces messieurs sont bien bons de s’occuper de moi, et que si je n’avais pas de dettes, je ne quitterais pas le perron du vice-roi, pour leur préparer du scandale à mon bureau. Ma la fama ? dit l’orgueilleux Alfieri. Ma la fame ? répond Gozzi joyeusement.

Je défie qui que ce soit de m’empêcher de dormir agréablement quand je vois Venise si appauvrie, si opprimée et si misérable, défier le temps et les hommes de l’empêcher d’être belle et sereine. Elle est là autour de moi qui se mire dans ses lagunes d’un air de sultane ; et ce peuple de pêcheurs qui dort sur le pavé à l’autre bout de la rive, hiver comme été, sans autre oreiller qu’une marche de granit, sans autre matelas que sa casaque tailladée, lui aussi n’est-il pas un grand exemple de philosophie ? Quand il n’a pas de quoi acheter une livre de riz, il se met à chanter un chœur pour se distraire de la faim ; c’est ainsi qu’il défie ses maîtres et sa misère, accoutumé qu’il est à braver le froid, le chaud et la bourrasque. Il faudra bien des années d’esclavage pour abrutir entièrement ce caractère insouciant et frivole, qui, pendant tant d’années, s’est nourri de fêtes et de divertissemens. La vie est encore si facile à Venise ! la nature si riche et si exploitable ! La mer et les lagunes regorgent de poisson et de gibier ; on pêche en pleine rue assez de coquillages pour nourrir la population. Les jardins sont d’un immense produit : il n’est pas un coin de cette grasse argile qui ne produise généreusement en fruits et en légumes plus qu’un champ en terre ferme. De ces milliers d’isolettes dont la lagune est semée, arrivent tous les jours des bateaux remplis de fruits, de fleurs et d’herbages si odorans, qu’on en sent la trace parfumée dans la vapeur du matin. La franchise du port apporte à bas prix les denrées étrangères ; les vins les plus exquis de l’Archipel coûtent moins cher à Venise que le plus simple ordinaire à Paris. Les oranges arrivent de Palerme avec une telle profusion, que le jour de l’entrée du bateau sicilien dans le port, on peut acheter dix des plus belles pour quatre ou cinq sous de notre monnaie. La vie animale est donc le moindre sujet de dépense à Venise, et le transport des denrées se fait avec une aisance qui entretient l’indolence des habitans. Les provisions arrivent par eau jusqu’à la porte des maisons ; sur les ponts et dans les rues pavées, passent les marchands en détail. L’échange de l’argent avec les objets de consommation journalière se fait à l’aide d’un panier et d’une corde. Ainsi, toute une famille peut vivre largement, sans que personne, pas même le serviteur, sorte de la maison. Quelle différence entre cette commode existence et le laborieux travail qu’une famille, seulement à demi pauvre, est forcée d’accomplir chaque jour à Paris pour