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de la partie. Quoi qu’il en soit, ces deux honnêtes célibataires avaient ouvert un pari à leurs amis. À l’heure dite, les gondoles se groupent sur le lieu du combat. Les parieurs et une foule de dilettanti et d’oisifs s’attroupent sur les rives et sur les ponts voisins. Les deux barques rivales s’avancent, et les deux champions s’élèvent chacun sur sa poupe avec la lente majesté que réclame le volume de leur abdomen. Ser Ortensio s’élance avec gloire et saisit la rame d’un bras vigoureux. Mais avant que ser Demetrio eût le temps d’en faire autant, soit par hasard, soit par malice, une des barques spectatrices heurta légèrement la sienne : le digne homme perdit l’équilibre et tomba lourdement dans les flots comme un saule déraciné par la tempête. Heureusement le fossé n’était pas profond. Ser Demetrio se trouva jusqu’au cou dans l’eau tiède et jusqu’aux genoux dans la vase. Juge des rires et des huées des assistans parmi lesquels étaient bon nombre de caustiques gondoliers. Les amis du malheureux Demetrio s’empressèrent de le retirer : on le nettoya, on le mit dans un lit bien chaud, et sa gouvernante passa la journée à lui faire avaler des cordiaux, tandis que son adversaire, déclaré vainqueur à l’unanimité, allait, au restaurant de Sainte-Marguerite, faire un dîner splendide avec l’argent de la collecte et les convives des deux partis.

Quant au gondolier indépendant, il ne possède que son pantalon, sa chemise et sa pipe, quelquefois un petit caniche noir qui nage à côté de la gondole avec l’agilité infatigable d’un poisson. Le gondolier porte la madone de son tragnet tatouée sur la poitrine avec une aiguille rouge et de la poudre à canon. Il a son patron sur un bras et sa patrone sur l’autre. Il n’est point jour et nuit, comme nos cochers de fiacre, aux ordres du premier venu. Il n’obéit qu’au chef de son tragnet qui est un simple gondolier comme lui, élu par un libre vote, approuvé de la police, et qui désigne à chacun de ses administrés le jour où il est de service au tragnet. Le reste du temps, le gondolier gagne librement sa journée, et quand une ou deux courses dans la matinée ont assuré l’entretien de son estomac et de sa pipe jusqu’au lendemain, il s’endort le ventre au soleil, sans se soucier que l’empereur passe, et sans se laisser tenter par aucune offre qui mettrait de nouveau ses bras en sueur. Il est vrai que son office est plus pénible que celui de conduire deux paisibles coursiers du haut d’un siège de voiture. Mais son caractère est aussi plus insouciant et plus indépendant, Souple, flatteur et mendiant à jeun, il se moque de celui qui lui marchande son salaire comme de celui qui l’outrepasse. Il est ivrogne, facétieux, bavard, familier et fripon à certains égards, c’est-à-dire qu’il respectera scrupuleusement votre foulard, votre parapluie, tout paquet scellé, toute bouteille cachetée ; mais si vous le laissez en compagnie de quelque bou-