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IMPRESSIONS DE VOYAGES.

heures et demie, nous prenions autour d’une table assez bien servie, à l’auberge de Kandersteg, des forces pour l’ascension que nous allions entreprendre ; à onze heures, nous réglâmes nos comptes avec notre voiturier, et dix minutes après nous étions en route avec notre brave Willer qui ne devait me quitter qu’à Louëche.

Pendant une lieue et demie, à peu près, nous côtoyâmes, par un chemin assez facile, la base de la Blumlis-Alp, cette sœur colossale de la Yungfrau, qui a reçu maintenant, en échange de son nom de Montagne des Fleurs, celui plus expressif, et plus en harmonie surtout avec son aspect, de Wild-Frau (femme sauvage). Cependant si près que je fusse du Wild-Frau, j’oubliais la tradition qui s’y rattache, et dont une malédiction maternelle forme le dénoûment, pour penser à une autre légende et à une autre malédiction, bien autrement terrible, d’après laquelle Werner a fait son drame du 24 Février. L’auberge que nous allions atteindre dans une heure était l’auberge de Schwarrbach.

Connaissez-vous ce drame moderne dans lequel Werner a transporté le premier la fatalité des temps antiques, cette famille de paysans que la vengeance de Dieu poursuit comme si elle était une famille royale ; ces pâtres Atrides, qui, pendant trois générations, à jour et heure fixes, vengent les uns sur les autres, fils sur pères, pères sur fils, les crimes des fils et des pères ; ce drame qu’il faut lire à minuit, pendant l’orage, à la lueur d’une lampe qui finit, si, n’ayant jamais rien craint, vous voulez sentir pour la première fois courir dans vos veines les atteintes frissonnantes de la peur ; ce drame enfin que Werner a jeté sur la scène, sans oser le regarder jouer peut-être, non pour s’en faire un titre de gloire, mais pour se débarrasser d’une pensée dévorante, qui, tant qu’elle fut en lui, le rongeait incessamment, comme le vautour Prométhée.

Écoutez ce que Werner en dit lui-même dans son prologue aux fils et aux filles d’Allemagne :

« Quand je viens de me purifier devant le peuple, réveillé par la confession sincère de mes erreurs[1] et de mes fautes envers lui, je veux encore me détacher de ce poème d’horreur qui,

  1. Werner, de luthérien qu’il était, venait de se faire catholique.