Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 3.djvu/107

Cette page a été validée par deux contributeurs.
103
LEIPZIG ET LA LIBRAIRIE ALLEMANDE.

lu tel et tel roman. — Oh ! je vous demande pardon, lorsque l’on entend parler si souvent de ces ouvrages, il faut cependant bien les connaître. — Mais sans doute, vous n’aurez pas lu les livres de MM……, et toujours en m’enhardissant, je lui énumérais les degrés de diablerie que notre littérature de désespoir, comme l’appelait Goëthe, a parcourus depuis quelques années. — Je les ai lus, répondit-elle. Bref, il se trouva qu’elle avait tout lu, jusqu’au dernier roman de M. Paul de Kock dont elle n’osait pourtant pas articuler le titre[1].

À la suite de ces réimpressions d’ouvrages arrivent les traductions ! Les traductions ! cette autre industrie que nous ne pratiquons encore qu’à demi. En Allemagne, ce sont de véritables fabriques. On a traduit tout ce qui a un nom depuis l’un des pôles à l’autre. L’Allemagne est le vaste foyer où les œuvres littéraires des autres nations se décomposent, et se transforment comme les métaux dans un laboratoire. Il y a tel homme ici qui agrandit son patrimoine, achète une maison, donne des fêtes, vit en rentier, n’a jamais fait de sa vie autre chose que traduire. Et savez-vous combien on le paie ? Deux thalers[2], trois thalers la feuille, cinq au plus, s’il a de la réputation. Mais il a un atelier, et dans cet atelier une vingtaine d’apprentis auxquels il partage la copie, comme on le fait aux compositeurs dans une imprimerie. Il rassemble ensuite le tout, le revoit, et comme il a beaucoup d’ouvrage, et qu’il ne paie que très peu ses ouvriers, il arrive, au bout de l’année, à s’arrondir encore un assez joli revenu. La célérité avec laquelle ces fabriques livrent le travail qu’on leur commande, ne peut être comparée qu’à celle d’un tailleur du Palais-Royal qui a peur de perdre l’occasion de vendre. Un jour un libraire de Leipzig reçoit les Écorcheurs de M. d’Arlincourt, 2 vol. in-8o. Il les porte à un de ces chefs d’atelier ; « Monsieur, lui dit-il, c’est aujourd’hui mardi, je désirerais avoir la traduction complète de cet ouvrage pour jeudi soir ; » et le jeudi soir la traduction était livrée au libraire[3].

  1. Je n’ai rapporté cette double accusation intentée à notre littérature actuelle en général, et justifiée en quelque sorte par les écarts et les tentatives ridicules de quelques-uns de ses enfans perdus, que comme un exemple des opinions fausses et erronées répandues à l’étranger et même encore en France par un journal dont la critique littéraire ne mérite pas une discussion sérieuse. La jeune personne dont il s’agit ici lisait quelquefois le Constitutionnel, qui lui avait sans doute fourni son argument d’immoralité contre quelques-uns de nos écrivains, tout en lui recommandant les romans obscènes de M. Paul de Kock.
  2. Le thaler vaut trois francs soixante-quinze centimes.
  3. Je ne connais qu’un exemple de contrefaçon à donner pour pendant à ce fait.