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surprenantes. Ce ne fut pas moins que la passion de Jésus-Christ qui fut représentée avec une vérité effrayante. Chaque personnage y figura scrupuleusement : Marie, les apôtres, Hérode, Ponce-Pilate, le peuple juif, personne ne manqua à l’appel, pas même le coq, qui chanta lorsque Pierre renia son maître. En la compagnie de ce dernier marchait un chien dont je ne pus découvrir le sens allégorique. À la nuit tombante, la procession sortit de l’église. Un cacique indien prononça, en guarani, un long discours qui arracha souvent des sanglots à la multitude ; puis Jésus fut livré aux bourreaux. L’Indien qui jouait ce rôle s’était dévoué volontairement ; mais on n’aurait pas infligé à un criminel véritable des tourmens plus cruels que ceux qu’on lui fit subir. Il fut dépouillé, lié et fouetté jusqu’au sang ; on lui crachait au visage ; on le jetait à terre en le secouant rudement de côté et d’autre par ses liens. Enfin on lui planta une couronne d’épines, et on lui fit faire le tour de la ville avec une lourde croix de bois sur les épaules. À chaque station, les tourmens recommençaient au milieu des cris barbares des Juifs qui hurlaient en guarani : Salut à Jésus de Nazareth !

Ce qui formait un contraste frappant avec ces scènes d’un fanatisme sauvage, c’était le recueillement des spectateurs. Les femmes, laissant tomber en signe de deuil leurs longs cheveux noirs sur leurs tuniques blanches, chantaient et sanglottaient en même temps. Derrière le cortége marchaient un grand nombre de pénitens qui, en expiation de leurs péchés, s’étaient voués à divers genres de supplices. Les uns, nus jusqu’à la ceinture, faisaient ruisseler leur sang sous les coups de discipline ; d’autres s’étaient emprisonnés le cou dans une longue et pesante pièce de bois, aux extrémités de laquelle leurs mains étaient attachées. Je passe sous silence d’autres pénitences bizarres. Le tout se termina par le crucifiement de Notre-Seigneur : on le suspendit à une croix, sans le clouer cependant ; mais, par forme de compensation, on lui donna dans le côté cinq coups de lance au lieu d’un. Les blessures cependant n’étaient pas mortelles, ainsi qu’on le verra plus loin, quoique le sang coulât en abondance. Je voulus ensuite aller visiter le tombeau de Jésus-Christ, lorsqu’on l’y eut déposé ; mais je trouvai la porte de l’église gardée par des Juifs coiffés de bonnets pointus, qui me barrèrent le passage avec leurs piques en me signifiant que je n’entrerais pas sans ôter préalablement mes bottes. Cependant je profitai du moment où la femme du commandant général[1] allait faire ses dévotions, pour entrer tout chaussé à sa suite ; mais je ne vis

  1. Ce commandant était Barnabé Riveira, frère du général, qui se trouvait alors à Montevideo.