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Du reste, quels que soient les inconvéniens qui peuvent accompagner ces pélerinages, le paysan trégorrois aime et recherche leur pompe grossière. Il suit en cela son goût pour tout ce qui fait spectacle ; car, de même que le Kernewote, il est avide de chants, de danses, de représentations dramatiques et mouvementées ; mais ce goût a chez lui quelque chose de plus artiste que chez l’habitant des montagnes. Ses inclinations poétiques, sans être plus vives, sont plus développées, plus savantes, plus capables de combinaisons ; aussi, à ses solennités religieuses, a-t-il ajouté des divertissemens littéraires. Il a son théâtre et son répertoire de drames nationaux. Tous les ans, à la fête de Lannion, des ouvriers de cette ville jouent une tragédie bretonne. Je me rappelle fort bien y avoir vu jouer la Vie des quatre fils Émon (Buez pevar mab Emon). La représentation de cette pièce en six actes dura trois jours. Après avoir entendu deux actes, on sortait pour souper et pour dormir, et le lendemain on revenait écouter la suite. La pièce, imprimée depuis, forme un volume in-8o de plus de quatre cents pages. Nous parlerons ailleurs de ce curieux ouvrage, qui, dans sa contexture grossière, mais brodée d’or et de perles, participe à la fois de la mélancolie monotone d’Ossian, de la richesse verbeuse d’Homère, et de la crue énergie de Shakspeare.

L’imagination poétique des Bretons de l’évêché de Tréguier ne se révèle pas seulement par leurs fêtes, ils en ont marqué tout ce qui les entoure ; les noms de lieu, les habitudes de langage, les maximes qu’ils répètent, tout reflète cette teinte biblique, tout se formule avec ces expressions brillantes et comme jetées au moule de la chose même. Il y a sous chaque nom un souvenir, sous chaque maxime une figure qui se relieffe. Leur langage, qui n’a point été, comme le nôtre, usé et poli dans l’engrenage social, est une monnaie où l’ame frappe son coin, avant de la jeter en circulation. Demandez à la petite qui garde ses moutons noirs sur la bruyère le nom de ce bois. — Le bois des ossemens[1], vous répondra-t-elle. — Celui de ce ruisseau ? — La rivière du meurtre[2]. — De cet écueil ? — La pierre du corbeau. Interrogez-la ensuite sur le nom de

  1. Coatscorn.
  2. Gouët.