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LE SOUPER CHEZ LE COMMANDEUR.

une autre dans mon ame, une source d’où jaillissent des pleurs ardens toute l’éternité.

CHOEUR DES STATUES.

Commandeur, on voit bien que vous êtes le père
De cette triste enfant qui pleure et désespère.
Ô vous qui n’avez pas pu remarquer encor
Que cette fille, au lieu d’une auréole d’or,
Signe auguste de ceux que Jésus vient d’élire,
Porte sur tout son front des traces de délire.
Et, tenez, moi qui suis seulement son aïeul,
J’ai regardé long-temps sa robe et son linceul
Sans chercher sur son front l’auréole des saintes,
Et ce n’est qu’à la fin que ses pleurs et ses plaintes,
Et ce débris de fleurs dans ses cheveux resté,
M’ont fait connaître, hélas ! toute la vérité !
Votre fille est damnée ; il faut qu’on vous l’apprenne,
Sans cela vous seriez jusqu’à l’aube prochaine
À la vêtir de blanc pour le saint paradis.
Damnée ! en vérité, frère, je vous le dis,
Sans cela vous n’auriez jamais vu par vous-même
Qu’elle n’a pas au front de sacré diadème ;
Et, plongé tout entier en votre grand amour,
Vous seriez resté là, frère, jusques au jour,
Comme un homme qui prie, et soulage et console ;
Attendant, pour chercher la divine auréole
Parmi les cheveux noirs de cet enfant perdu,
Que l’ange Lucifer au matin fût venu
La prendre et l’emmener en sa triste demeure.
Encor peut-être, hélas ! peut-être qu’à cette heure
Trompé par votre amour, ô pauvre commandeur,
Vous auriez pris Satan pour l’ange du Seigneur.

Le Commandeur.

Damnée ! ô Seigneur ! damnée ! damnée ! Et moi qui lui parlais des saintes et des chérubins. Ô mes nobles aïeux, vous disiez vrai, l’amour que nous avons pour notre enfant est un voile qui nous le dérobe, et les autres hommes peuvent seuls contempler son visage dans toute sa nudité. Tant qu’il marche sur la terre, notre enfant, ce voile l’environne comme une tunique empourprée, et nous le voyons