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LE SOUPER CHEZ LE COMMANDEUR.

Par instans la nuit devenait plus sereine, et la lune dardait ses rayons sur les flancs de mon coursier. Alors il fallait voir ses oreilles se dresser, son cou se tendre en un hennissement dont retentissait la montagne. Alors, sans que je l’eusse excité de la voix ou de la main, il fallait le voir s’emporter à travers les abîmes ; car la lune a sur les morts la même action que le soleil sur les vivans, et le ciel, comme un cavalier gigantesque, porte à ses pieds deux éperons, l’un d’or, l’autre d’argent, pour exciter au combat les coursiers de chair et ceux de marbre. En vérité, sans le bruit du galop, j’aurais cru voyager dans l’espace, et je me disais : Bravo, grâce à sainte Isabelle, j’arriverai de bonne heure chez mon neveu le commandeur, et tout en attendant les autres, nous pourrons causer à loisir de nos affaires de famille. Mais voilà que tout à coup la mule s’est arrêtée immobile ; alors je me suis souvenu de l’ânesse de Balaam, et j’ai fait le signe de la croix, priant le Seigneur de me dire ses volontés. Or, comme je regardais si l’ange n’était pas sur ma route, un chant triste et lugubre est sorti d’une maison voisine ; c’était la prière des morts que des jeunes filles récitaient en chœur. J’ai mis pied à terre et suis allé frapper à la porte, une servante est venue et m’a conduit dans la chambre ; douze vierges se tenaient à genoux autour du lit d’une agonisante. Voyant cela, j’ai dit à la mère : Pourquoi n’envoyez-vous pas chercher un prêtre ? Elle m’a répondu : Le prêtre est malade et ne peut venir. Alors je me suis approché de cette jeune fille, je l’ai confessée à voix basse, et j’ai fini par l’absoudre au nom du père et du fils et du saint esprit, comme je faisais du temps que ma main droite était de chair et d’os et non de marbre ; donc, mes nobles hôtes, vous m’excuserez d’arriver si tard au conseil.

TOUS.

Que la volonté de Dieu soit faite ! (Ils se rangent en cercle dans le fond.)

Le cardinal Rafaël.

Commandeur, prenez place et disposez-vous à recevoir avec recueillement la nouvelle que nous vous apportons.

Le Commandeur. (Il s’assied parmi les statues.)

Seigneurs, je vous écoute.