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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

alternativement. Quand je grimpai à ma soupente, résolu à affronter tous les dangers du coupe-gorge classique de l’Italie, j’entendis le bonhomme qui disait à son garçon : — Fais attention au Tyrolien et au petit forestiere. (Il s’agissait de moi.) Serre bien la vaisselle et apporte les clés du linge sous mon chevet ; attache le chien à la porte du poulailler, et au moindre bruit appelle-moi. — Cristo, soyez tranquille, répondit le garçon. Le petit ne peut pas bouger que je ne l’entende. J’aurai la fourche à feu sur ma paillasse, et per Dio santo, qu’il prenne garde à lui, s’il s’amuse à sortir avant le jour.

Je me le tins pour dit, et je dormis tranquillement, protégé contre le filou tyrolien par ce brave garçon montagnard qui croyait protéger contre moi la maison de son maître.

Quand je m’éveillai, le Tyrolien avait pris la volée depuis long-temps, et malgré la surveillance de l’hôte, de son garçon et de son chien, il était parti sans payer. Il fut un peu question de me prendre pour son complice et de me faire acquitter sa dépense. Je transigeai, et comme j’avais mangé avec lui, je payai la moitié du souper ; après quoi je partis à travers la montagne.

......................... .....Je traversai ce jour-là des solitudes d’une incroyable mélancolie. Je marchai un peu au hasard en tâchant d’observer tant bien que mal la direction de Trévise, mais sans m’inquiéter de faire trois fois plus de chemin qu’il ne fallait, ou de passer la nuit au pied d’un genévrier. Je choisis les sentiers les plus difficiles et les moins fréquentés. En quelques endroits, ils me conduisirent jusqu’à la hauteur des premières neiges ; en d’autres, ils s’enfonçaient dans les défilés arides où le pied de l’homme semblait n’avoir jamais passé. J’aime ces lieux incultes, inhabitables, qui n’appartiennent à personne, que l’on aborde difficilement, et d’où il semble impossible de sortir. Je m’arrêtai dans un certain amphithéâtre de rochers, auquel pas une construction, pas un animal, pas une plante ne donnait de physionomie géologique. Il en avait une terrible, austère, désolée, qui n’appartenait à aucun pays, et qui pouvait ressembler à toute autre partie du monde qu’à l’Italie. Je fermai les yeux au pied d’une roche, et mon esprit se mit à divaguer. En un quart d’heure je fis le tour du monde, et quand je sortis de ce demi-sommeil fé-