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dicule. J’aurais voulu être seul, mais la politesse et l’humanité me forcèrent d’offrir le bras à ma compagne de voyage. Il m’était impossible de m’occuper d’autre chose que de ce clair de lune, de la rivière qui roulait en cascades le long du chemin, et des prairies baignées d’une vapeur argentée. La toilette de la voyageuse était problématique. Elle parlait un français incorrect avec l’accent allemand, et encore parlait-elle fort peu. Je n’avais donc aucune donnée sur sa condition et sur ses goûts. Seulement, quelques remarques assez savantes qu’elle avait faites à table d’hôte, sur la qualité d’une crème aux amandes, m’avaient induit à penser que cette discrète et judicieuse personne pouvait bien être une cuisinière de bonne maison. Je cherchais long-temps ce que je pourrais lui dire d’agréable ; enfin, après un quart d’heure d’efforts incroyables, j’accouchai de ceci : — N’est-il pas vrai, mademoiselle, que voici un site enchanteur ? — Elle sourit et haussa légèrement les épaules. Je crus comprendre qu’à la platitude de mon expression, elle me prenait pour un commis-voyageur ; et j’étais assez mortifié, lorsqu’elle dit d’un ton mélancolique, et après un instant de silence : — Ah ! monsieur, vous n’avez jamais vu les montagnes du Tyrol ?

— Vous êtes du Tyrol ? m’écriai-je. Ah ! mon Dieu, j’ai su autrefois une romance sur le Tyrol qui me faisait rêver les yeux ouverts. C’est donc un bien beau pays ? Je ne sais pas pourquoi il s’est logé dans un coin de ma cervelle. Soyez assez bonne pour me le décrire un peu.

— Je suis du Tyrol, répondit-elle d’un ton doux et triste, mais excusez-moi : je ne saurais en parler. — Elle porta son mouchoir à ses yeux, et ne prononça pas une seule parole durant tout le reste du voyage. Pour moi, je respectai religieusement son silence et ne sentis pas même le désir d’en entendre davantage. Cet amour de la patrie, exprimé par un mot, par un refus de parler, et par deux larmes bien vite essuyées, me sembla plus éloquent et plus profond qu’un livre. Je vis tout un roman, tout un poème dans la tristesse de cette silencieuse étrangère. Et puis ce Tyrol si délicatement et si tendrement regretté m’apparut comme une terre enchantée. En me rasseyant dans la diligence, je fermai les yeux pour ne plus voir le paysage que je venais d’admirer, et qui désormais