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MORALE DE BENTHAM.

en ruine, les mœurs, les préjugés et les lois de la vieille Angleterre ; le noble lord est plus révolutionnaire que l’ardent prolétaire de Birmingham.

Les premières impressions que reçut Bentham au barreau l’en éloignèrent irrévocablement. Tant de routine, tant d’usages allant à l’encontre de la raison, tant de démentis infligés au bon sens et à la vérité, les habitudes de l’audience, le costume des avocats, leurs perruques, les détours et les subtilités de la pratique, les lenteurs de la forme, apportant de perpétuels ajournemens à l’éclaircissement du fond, tout cela provoqua chez Bentham une insurmontable aversion. Ces antipathies étaient venues choquer, pour s’en emparer, un esprit grand, et lui devinrent d’irrécusables indices de son aptitude et de sa vocation. Bentham sentit qu’il avait en lui-même la puissance de critiquer ces lois qui blessaient sa raison. Il se reconnut observateur profond, analyste subtil ; il se trouva l’œil assez sûr, l’esprit assez fin, la logique assez aiguë pour entreprendre l’examen et l’attaque de ces préjugés et de ces usages légaux qui l’avaient rebuté. Il se mit à démonter les établissemens qu’il avait sous les yeux ; il décrivit et censura les détails les plus déliés avec la même exactitude que les réalités les plus grossières ; son analyse fut infinie, et microscopique aussi bien qu’étendue.

Dans ce travail il fut autant servi par les facultés qui lui manquaient, que par celles qu’il possédait éminemment. La poésie et l’imagination ne le gênaient pas ; chez lui, pas d’idéal, pas de ces pressentimens infinis, de ces retentissemens profonds et sonores des choses invisibles. L’histoire ne lui convient pas davantage ; elle n’est pour lui que la série des méprises et des malentendus de l’humanité ; et le genre humain ne lui semble avoir vécu jusqu’à lui que pour se tromper toujours. Ainsi disposé, débarrassé des sublimes inquiétudes et des révélations de la poésie, aveugle aux grandeurs imparfaites, mutilées, mais vivantes de l’histoire, il est armé d’un seul principe, d’un critérium unique dont il se servira pour tout contrôler. Avec quelle infatigable exactitude il fait la revue des idées humaines ! Avec quelle fidélité à son principe il les approuve ou les rejette ! Ni sa vue ne se trouble, ni son cœur ne s’intimide. Il a donné son ame et sa vie à la pour-