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REVUE DES DEUX MONDES.

— Justice, justice ! dit-il en tombant. Je meurs assassiné !

— Tu demandes justice et tu l’obtiens, lui répondis-je. Tu meurs de ma main comme Henryet est mort de la tienne.

Il fit un rugissement sourd, mordit le sable et rendit l’ame.

Je repris les deux épées et j’allai retrouver la gondole. Mais, en traversant l’île, je fus saisi de mille émotions inconnues. Ma force faiblit tout à coup, je m’assis sur une de ces tombes hébraïques qui sont à demi recouvertes par l’herbe, et que ronge incessamment le vent âpre et salé de la mer. La lune commençait à sortir des brouillards, et les pierres blanches de ce vaste cimetière se détachaient sur la verdure sombre du Lido. Je pensais à ce que je venais de faire, et ma vengeance, dont je m’étais promis tant de joie, m’apparut sous un triste aspect ; j’avais comme des remords, et pourtant j’avais cru faire une action légitime et sainte en purgeant la terre et en délivrant Juliette de ce démon incarné. Mais je ne m’étais pas attendu à le trouver lâche. J’avais espéré rencontrer un ferrailleur audacieux, et en m’attaquant à lui, j’avais fait le sacrifice de ma vie. J’étais troublé et comme épouvanté d’avoir pris la sienne si aisément. Je ne trouvais pas ma haine satisfaite par la vengeance. Je la sentais éteinte par le mépris. — Quand je l’ai vu si poltron, pensais-je, j’aurais dû l’épargner, j’aurais dû oublier mon ressentiment contre lui, et mon amour pour la femme capable de me préférer un pareil homme.

Des pensées confuses, des agitations douloureuses se pressèrent alors dans mon cerveau. Le froid, la nuit, la vue de ces tombeaux, me calmaient par instant, ils me plongeaient dans une stupeur rêveuse dont je sortais violemment et douloureusement en me rappelant tout à coup ma situation, le désespoir de Juliette qui allait éclater demain, et l’aspect de ce cadavre qui gisait sur le sable ensanglanté non loin de moi. Il n’est peut-être pas mort, pensais-je. J’eus une envie vague de m’en assurer. J’aurais presque désiré lui rendre la vie. Les premières heures du jour me surprirent dans cette irrésolution, et je songeai alors que la prudence devait m’éloigner de ce lieu. J’allai rejoindre Cristofano que je trouvai profondément endormi dans sa gondole, et que j’eus beaucoup de peine à réveiller. La vue de ce tranquille sommeil me fit envie. Comme Macbeth, je venais de divorcer pour long-temps avec lui.