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Juliette, songe à ce que tu fais si tu me quittes ! Tu perdras le seul ami qui te connaisse, qui t’apprécie et qui te vénère, pour un monde qui te méprise déjà, et dont tu ne retrouveras pas l’estime. Il ne te reste que moi au monde, ma pauvre enfant, il faut que tu t’attaches à la fortune de l’aventurier, ou que tu meures oubliée dans un couvent. Si tu me quittes, tu es aussi insensée que cruelle ; tu auras eu tous les maux, toute la peine, et tu n’en recueilleras pas les fruits ; car à présent, si, malgré tout ce que tu sais, tu peux encore m’aimer et me suivre, sache que j’aurai pour toi un amour dont tu n’as pas l’idée, et que jamais je n’aurais seulement soupçonné si je t’eusse épousée loyalement et si j’eusse vécu avec toi en paix au sein de ta famille. Jusqu’ici, malgré tout ce que tu as sacrifié, tout ce que tu as souffert, je ne t’ai pas encore aimée comme je me sens capable de le faire. Tu ne m’avais pas encore aimé tel que je suis ; tu t’attachais à un faux Leoni en qui tu voyais encore quelque grandeur et quelque séduction. Tu espérais qu’il deviendrait un jour l’homme que tu avais aimé d’abord ; tu ne croyais pas serrer dans tes bras un homme absolument perdu. Et moi, je me disais : Elle m’aime conditionnellement, ce n’est pas encore moi qu’elle aime, c’est le personnage que je joue. Quand elle verra mes traits sous mon masque, elle s’enfuira en se couvrant les yeux, elle aura en horreur l’amant qu’elle presse maintenant sur son sein. Non, elle n’est pas la femme et la maîtresse que j’avais rêvée, et que mon ame ardente appelle de tous ses vœux ; Juliette fait encore partie de cette société dont je suis l’ennemi, elle sera mon ennemie quand elle me connaîtra. Je ne puis me confier à elle, je ne puis épancher dans le sein d’aucun être vivant la plus odieuse de mes angoisses, la honte que j’ai de ce que je fais tous les jours. Je souffre, j’amasse des remords ; s’il existait une créature capable de m’aimer sans me demander de changer, si je pouvais avoir une amie qui ne fût pas un accusateur et un juge !… Voilà ce que je pensais, Juliette, je demandais cette amie au ciel, mais je demandais que ce fût toi et non une autre, car tu étais déjà ce que j’aimais le mieux sur la terre, avant de comprendre tout ce qu’il nous restait à faire l’un et l’autre pour nous aimer véritablement. —

Que pouvais-je répondre à de semblables discours ? Je le