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( Ici je redardai Timoléon. — Il vaut mieux que nous, dis-je tout bas.) Il poursuivit :

— Monsieur le curé de Montreuil m’aimait beaucoup, j’étais traité par lui avec une amitié si paternelle, que j’avais oublié entièrement que j’étais né, comme il ne cessait de me le rappeler, d’un pauvre paysan et d’une pauvre paysanne enlevés presque en même temps de la petite vérole et que je n’avais même pas vus. À seize ans j’étais sauvage et sot, mais je savais un peu de latin, beaucoup de musique, et dans toute sorte de travaux de jardinage on me trouvait assez adroit. Ma vie était fort heureuse, parce que Pierrette était toujours là, et que je la regardais toujours en travaillant, sans lui parler beaucoup cependant.

Un jour que je taillais les branches d’un des hêtres du parc et que je liais un petit fagot, Pierrette me dit : — Oh ! Mathurin, j’ai peur. Voilà deux jolies dames qui viennent devers nous par le bout de l’allée. Comment allons-nous faire ?

Je regardai, et en effet je vis deux jeunes femmes qui marchaient vite sur les feuilles sèches et ne se donnaient pas le bras. Il y en avait une un peu plus grande que l’autre, vêtue d’une petite robe de soie rose. Elle courait presque en marchant, et l’autre, tout en l’accompagnant, marchait presque en arrière. Par instinct, je fus saisi d’effroi comme un pauvre petit paysan que j’étais, et je dis à Pierrette :

— Sauvons-nous !

Mais bah ! nous n’eûmes pas le temps ; et ce qui redoubla ma peur, ce fut de voir la dame rose faire signe à Pierrette qui devint toute rouge et n’osa pas bouger, et me prit bien vite la main pour se raffermir. Moi, j’ôtai mon bonnet, et je m’adossai contre l’arbre tout saisi.

Quand la dame rose fut tout-à-fait arrivée sur nous, elle alla tout droit à Pierrette, et, sans façon, elle lui prit le menton, pour la montrer à l’autre dame, en disant :

— Eh ! je vous le disais bien, c’est tout mon costume de laitière pour jeudi. — La jolie petite que voilà ! Mon enfant, tu donneras tous tes habits comme les voici aux gens qui viendront te les demander de ma part, n’est-ce pas ? Je t’enverrai les miens en échange.

— Oh ! madame ! dit Pierrette en reculant. L’autre jeune dame se