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LEONE LEONI.

Leoni ne s’était jamais occupé de politique, mais j’aimais encore à me persuader que tout ce qu’il y avait de problématique dans son existence se rattachait à quelque grande entreprise de ce genre. Je consentis à passer toujours dans l’hôtel pour sa sœur, à me montrer peu dehors et jamais avec lui, enfin à le laisser absolument libre de me quitter à toute heure sur la requête de la princesse.

Cette vie fut affreuse, mais je la supportai. Les tortures de la jalousie m’étaient encore inconnues jusque-là. Elles s’éveillèrent et je les épuisai toutes. J’évitai à Leoni l’ennui de les combattre. D’ailleurs il ne me restait plus assez de force pour les exprimer. Je résolus de me laisser mourir en silence. Je me sentais assez malade pour l’espérer. L’ennui me dévorait encore plus à Milan qu’à Venise. J’y avais plus de souffrances et moins de distractions. Leoni vivait ouvertement avec la princesse Zagarolo. Il passait les soirs dans sa loge au spectacle, ou au bal avec elle. Il s’en échappait pour venir me voir un instant, et puis il retournait souper avec elle et ne rentrait que le matin à six heures. Il se couchait accablé de fatigue et souvent de mauvaise humeur. Il se levait à midi silencieux et distrait, et allait se promener en voiture avec sa maîtresse. Je les voyais souvent passer ; Leoni avait auprès d’elle cet air sagement triomphant, cette coquetterie de maintien, ces regards heureux et tendres qu’il avait eus jadis auprès de moi. Maintenant je n’avais plus que ses plaintes et le récit de ses contrariétés. Il est vrai que j’aimais mieux le voir venir à moi soucieux et dégoûté de son esclavage, que paisible et insouciant, comme cela lui arrivait quelquefois. Il semblait alors qu’il eût oublié l’amour qu’il avait eu pour moi et celui que j’avais encore pour lui. Il trouvait naturel de me confier les détails de son intimité avec une autre, et ne s’apercevait pas que le sourire de mon visage en l’écoutant était une convulsion muette de la douleur.

Un soir, au coucher du soleil, je sortais de la cathédrale où j’avais prié Dieu avec ferveur de m’appeler à lui et d’accepter mes souffrances en expiation de mes fautes. Je marchais lentement sous le magnifique portail, et je m’appuyais de temps en temps contre les piliers, car j’étais faible. Une fièvre lente me consumait. L’émotion de la prière et l’air de l’église m’avaient baignée d’une sueur froide.