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LA VEILLÉE DE VINCENNES.

parlerais plus, je chanterais éternellement ; je foulerais aux pieds des mots et des phrases qui ne sont bonnes tout au plus que pour une centaine de départemens, tandis que j’aurais le bonheur de dire mes idées fort clairement à tout l’univers avec mes sept notes. Mais, dépourvu de cette science comme je suis, ma conversation musicale serait si bornée, que mon seul parti à prendre est de vous dire en langue vulgaire la satisfaction que me causent surtout votre vue et le spectacle de l’accord plein de simplicité et de bonhomie qui règne dans votre famille. C’est au point que ce qui me plaît le plus dans votre petit concert, c’est le plaisir que vous y prenez. Vos ames me semblent plus belles encore que la plus belle musique que le ciel ait jamais entendue monter à lui de notre misérable terre, toujours gémissante. —

Je tendais la main avec effusion à ce bon père, et il la serra avec l’expression d’une reconnaissance grave. Ce n’était qu’un vieux soldat, mais il y avait dans son langage et ses manières je ne sais quoi de l’ancien bon ton du monde. La suite me l’expliqua.

— Voici, mon lieutenant, me dit-il, la vie que nous menons ici. Nous nous reposons en chantant, ma fille, moi et mon gendre futur.

Il regardait en même temps ces beaux jeunes gens avec une tendresse toute rayonnante de bonheur.

— Voici, ajouta-t-il d’un air plus grave, en nous montrant un petit portrait, la mère de ma fille.

Nous regardâmes la muraille blanchie de plâtre de la modeste chambre, et nous y vîmes en effet une miniature qui représentait la plus gracieuse, la plus fraîche petite paysanne que jamais Greuze ait douée de grands yeux bleus et de bouche en forme de cerise.

— Ce fut une bien grande dame qui eut autrefois la bonté de faire ce portrait-là, me dit l’Adjudant, et c’est une histoire curieuse que celle de la dot de ma pauvre petite femme.

Et à nos premières prières de raconter son mariage, il nous parla ainsi, autour de trois verres d’absynthe verte qu’il eut soin de nous offrir préalablement et cérémonieusement.