Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 2.djvu/22

Cette page a été validée par deux contributeurs.
16
REVUE DES DEUX MONDES.

tr’ouverte avec innocence, elles jettent un cri, en passant, et se perdent, en montant, dans la douce lumière qui les appelle. Ce sont des navires aériens qui semblent se heurter contre des rives sombres et se plonger dans des flots épais ; les montagnes se penchent pour les pleurer, et les dogues noirs élèvent leurs têtes difformes et hurlent longuement en regardant le disque qui tremble au ciel, tandis que la mer secoue les colonnes blanches des Orcades qui sont rangées comme les tuyaux d’un orgue immense et répandent sur l’Océan une harmonie déchirante et mille fois prolongée dans la caverne où les vagues sont enfermées.

La musique se traduisait ainsi en sombres images dans mon ame bien jeune encore, ouverte à toutes les sympathies et comme amoureuse de ses douleurs fictives.

C’était d’ailleurs revenir à la pensée de celui qui avait inventé ces chants tristes et puissans que de les sentir de la sorte. La famille heureuse éprouvait elle-même la forte émotion qu’elle donnait, et une vibration profonde faisait quelquefois trembler les trois voix.

Le chant cessa, et un long silence lui succéda. La jeune personne, comme fatiguée, s’était appuyée sur l’épaule de son père. Sa taille était élevée et un peu ployée comme par faiblesse, elle était mince et paraissait avoir grandi trop vite, et sa poitrine un peu amaigrie en paraissait affectée. Elle baisait le front chauve, large et ridé de son père, et abandonnait sa main au jeune sous-officier qui la pressait sur ses lèvres.

Comme je me serais bien gardé par amour-propre d’avouer tout haut mes rêveries intérieures, je me contentai de dire froidement :

— Que le ciel accorde de longs jours et toute sorte de bénédictions à ceux qui ont le don de traduire la musique littéralement. Je ne puis trop admirer un homme qui trouve à une symphonie le défaut d’être trop cartésienne, et à une autre de pencher vers le système de Spinosa ; qui se récrie sur le panthéisme d’un trio et l’utilité d’une ouverture à l’amélioration de la classe la plus nombreuse. Si j’avais le bonheur de savoir comme quoi un bémol de plus à la clef peut rendre un quatuor de flûtes et de bassons plus partisan du directoire que du consulat et de l’empire, je ne