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LEONE LEONI.

flattent de me ramasser comme ils font de vos pipes, quand elles ne vous plaisent plus ?

— Juliette, répondit-il, l’orgueil blessé te rend amère et injuste. J’ai été libertin, tu le sais, je t’ai souvent parlé des dérèglemens de ma jeunesse, mais je croyais m’en être purifié à l’air de notre vallée. Mes amis vivent encore dans le désordre où j’ai vécu ; ils ne savent pas, ils ne comprendraient jamais les six mois que nous avons passés en Suisse. Mais toi, devrais-tu les méconnaître et les oublier ?

Je lui demandai pardon, je versai des larmes plus douces sur son front et sur ses beaux cheveux ; je m’efforçai d’oublier la funeste impression que j’avais reçue. Je me flattais d’ailleurs qu’il ferait entendre à ses amis que je n’étais point une fille entretenue, et qu’ils eussent à me respecter ; mais il ne voulut pas le faire ou il n’y songea pas, car le lendemain et les jours suivans, je vis les regards de M. de Chalm me suivre et me solliciter avec une impudence révoltante.

J’étais au désespoir, mais je ne savais plus comment me soustraire aux maux où je m’étais précipitée. J’avais trop d’orgueil pour être heureuse et trop d’amour pour m’éloigner. Un soir j’étais entrée dans le salon pour prendre un livre que j’avais oublié sur le piano. Leoni était en petit comité avec ses élus ; ils étaient groupés autour de la table à thé, au bout de la chambre qui était peu éclairée, et ne s’apercevaient pas de ma présence. Le vicomte semblait être dans une de ses dispositions taquines les plus méchantes. — Baron Leone de Leoni, dit-il d’une voix sèche et railleuse, sais-tu, mon ami, que tu t’enfonces cruellement ? — Qu’est-ce que tu veux dire ? reprit Leoni, je n’ai pas encore de dettes à Venise. — Mais tu en auras bientôt ? — J’espère que oui, répondit Leoni avec la plus grande tranquillité. — Vive Dieu ! dit le marquis, tu es le premier des hommes pour te ruiner ; cent cinquante mille francs en quatre mois, sais-tu que c’est un très joli train ?

La surprise m’avait enchaînée à ma place ; immobile et retenant ma respiration, j’attendis la suite de ce singulier entretien.

— Cent cinquante mille francs ? demanda le marquis vénitien avec indifférence.