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Il est vrai que nous avions encore de temps en temps quelques bonnes heures de tête-à-tête ; les dandies ne venaient pas tous les jours, mais les habitués se composaient d’une douzaine de personnes de fondation à notre table. Leoni les aimait tant que je ne pouvais me défendre d’avoir aussi de l’amitié pour elles. C’étaient elles qui animaient tout le reste, par leur suprématie en tout sur les autres. Ces hommes étaient vraiment remarquables, et semblaient en quelque sorte des reflets de Leoni. Ils avaient entre eux cette espèce d’air de famille, cette conformité d’idées et de langage qui m’avait frappée dès le premier jour ; c’était un je ne sais quoi de subtil et de recherché que n’avaient pas même les plus distingués parmi tous les autres. Leur regard était plus pénétrant, leurs réponses plus promptes, leur aplomb plus seigneurial, leur prodigalité de meilleur goût. Ils avaient chacun une autorité morale sur une partie de ces nouveaux venus ; ils leur servaient de modèle et de guide dans les petites choses d’abord, et plus tard dans les grandes. Leoni était l’ame de tout ce corps, le chef suprême qui imposait à cette brillante coterie masculine la mode, le ton, le plaisir et la dépense.

Cette espèce d’empire lui plaisait, et je ne m’en étonnais pas : je l’avais vu régner plus ouvertement encore à Bruxelles et j’avais partagé son orgueil et sa gloire ; mais le bonheur du chalet m’avait initiée à des joies plus intimes et plus pures. Je les regrettais et ne pouvais m’empêcher de le dire. — Et moi aussi, me disait-il, je le regrette ce temps de délices, supérieur à toutes les fumées du monde. Mais Dieu n’a pas voulu changer pour nous le cours des saisons, il n’y a pas plus d’éternel bonheur que de printemps perpétuel : c’est une loi de la nature à laquelle nous ne pouvions nous soustraire. Sois sûre que tout est arrangé pour le mieux dans ce monde mauvais. Le cœur de l’homme n’a pas plus de vigueur que les biens de la vie n’ont de durée ; soumettons-nous, plions, les fleurs se courbent, se flétrissent et renaissent tous les ans ; l’ame humaine peut se renouveler comme une fleur, quand elle connaît ses forces et qu’elle ne s’épanouit pas jusqu’à se briser. Six mois de félicité sans mélange, c’était immense, ma chère ; nous serions morts de trop de bonheur, si cela eût continué, ou nous en aurions abusé. La destinée nous commande de redescendre de nos