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chocolat et des habits d’homme. Je déjeunai et je m’habillai avec résignation. Leoni vint me chercher, et nous quittâmes avant le jour cette demeure mystérieuse dont je n’ai jamais connu ni le nom, ni la situation exacte, ni le propriétaire, non plus que de beaucoup d’autres gîtes du même genre qui, dans le cours de nos voyages, s’ouvrirent pour nous à toute heure et en tout pays au seul nom de Leoni.

À mesure que nous avancions, Leoni reprenait la sérénité de ses manières et la tendresse de son langage. Soumise et enchaînée à lui par une passion aveugle, j’étais un instrument dont il faisait vibrer toutes les cordes à son gré. S’il était rêveur, je devenais mélancolique ; s’il était gai, j’oubliais tous mes chagrins et tous mes remords pour sourire à ses plaisanteries ; s’il était passionné, j’oubliais la fatigue de mon cerveau et l’épuisement des larmes, je retrouvais de la force pour l’aimer et pour le lui dire. Nous arrivâmes à Genève, où nous ne restâmes que le temps nécessaire pour nous reposer. Nous nous enfonçâmes bientôt dans l’intérieur de la Suisse, et là nous perdîmes toute inquiétude d’être poursuivis et découverts. Depuis notre départ, Leoni n’aspirait qu’à gagner avec moi une retraite agreste et paisible, et à vivre d’amour et de poésie dans un éternel tête-à-tête. Ce rêve délicieux se réalisa. Nous trouvâmes, dans une des vallées du lac Majeur, un chalet des plus pittoresques dans une situation ravissante. Pour très peu d’argent nous le fîmes arranger commodément à l’intérieur, et nous le prîmes à loyer au commencement d’avril. Nous y passâmes six mois d’un bonheur enivrant dont je remercierai Dieu toute ma vie, quoiqu’il me les ait fait payer bien cher. Nous étions absolument seuls, et loin de toute relation avec le monde. Nous étions servis par deux jeunes mariés, gros et réjouis, qui augmentaient notre contentement par le spectacle de celui qu’ils goûtaient. La femme faisait le ménage et la cuisine, le mari menait au pâturage une vache et deux chèvres qui composaient tout notre troupeau, il tirait le lait et faisait le fromage. Nous nous levions de bonne heure, et lorsque le temps était beau, nous déjeunions à quelques pas de la maison, dans un joli verger dont les arbres, abandonnés à la direction de la nature, poussaient en tous sens des branches touffues moins riches en fruits qu’en fleurs et en feuillage.