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dont la moitié était à peine écoulée. Ma tante remarqua que j’étais fort enrhumée, et qu’elle allait engager ma mère à se retirer. Je fus épouvantée de cette menace, et j’acceptai vite une nouvelle invitation. Quand je fus au milieu des danseurs, je m’aperçus que j’avais accepté une walse. Comme presque toutes les jeunes personnes, je ne walsais jamais. Mais en reconnaissant, dans celui qui déjà me tenait dans ses bras, la sinistre figure de Henryet, la frayeur m’empêcha de refuser. Il m’entraîna, et ce mouvement rapide acheva de troubler mon cerveau. Je me demandais si tout ce qui se passait autour de moi n’était pas une vision, si je n’étais pas plutôt couchée dans un lit, avec la fièvre, que lancée comme une folle au milieu d’une walse avec un être qui me faisait horreur. Et puis je me rappelai que Leoni allait venir me chercher. Je regardai ma mère, qui, légère et joyeuse, semblait voler au travers du cercle des walseurs. Je me dis que cela était impossible, que je ne pouvais pas quitter ma mère ainsi. Je m’aperçus que Henryet me pressait dans ses bras, et que ses yeux dévoraient mon visage incliné vers le sien. Je faillis crier et m’enfuir. Je me souvins des paroles de Leoni : Mon sort est encore dans ses mains pendant une heure. Je me résignai. Nous nous arrêtâmes un instant. Il me parla. Je n’entendis pas et je répondis en souriant avec égarement. Alors je sentis le frôlement d’une étoffe contre mes bras et mes épaules nues. Je n’eus pas besoin de me retourner, je reconnus la respiration à peine saisissable de Leoni. Je demandai à revenir à ma place. Au bout d’un instant, Leoni, en domino noir, vint m’offrir la main. Je le suivis. Nous traversâmes la foule, nous échappâmes par je ne sais quel miracle au regard jaloux de Henryet, et à celui de ma mère qui me cherchait de nouveau. L’audace avec laquelle je passai au milieu de cinq cents témoins, pour m’enfuir avec Leoni, empêcha qu’aucun s’en aperçut. Nous traversâmes la cohue de l’antichambre. Quelques personnes qui prenaient leurs manteaux nous reconnurent et s’étonnèrent de me voir descendre l’escalier sans ma mère ; mais ces personnes s’en allaient aussi et ne devaient point colporter leur remarque dans le bal. Arrivé dans la cour, Leoni se précipita en m’entraînant vers une porte latérale par laquelle ne passaient point les voitures. Nous fîmes en courant quelques pas dans une rue sombre ; puis une chaise de poste s’ouvrit,