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fête magnifique ; Leoni nous avait priées de nous habiller en femmes turques, il nous avait fait une aquarelle charmante, que nos couturières avaient copiée avec beaucoup d’exactitude. Le velours, le satin brodé, le cachemire, ne furent pas épargnés. Mais ce fut la quantité et la beauté des pierreries qui nous assurèrent un triomphe incontestable sur toutes les toilettes du bal. Presque tout le fonds de boutique de mon père y passa : les rubis, les émeraudes, les turquoises ruisselaient sur nous ; nous avions des réseaux et des aigrettes de brillans, des bouquets admirablement montés en pierres de toutes couleurs ; mon corsage et jusqu’à mes souliers étaient brodés en perles fines ; une torsade de ces perles d’une beauté extraordinaire me servait de ceinture et tombait jusqu’à mes genoux. Nous avions de grandes pipes et des poignards couverts d’améthistes, d’opales et de grenats ; mon costume entier valait au moins trois cent mille francs.

Leoni parut entre nous deux avec un costume turc magnifique. Il était si beau et si majestueux sous cet habit, que l’on montait sur les banquettes pour nous voir passer. Mon cœur battait avec violence, j’éprouvais un orgueil qui tenait du délire. Ma parure, comme vous pensez, était la moindre chose dont je fusse occupée. La beauté de Leoni, son éclat, sa supériorité sur tous, l’espèce de culte qu’on lui rendait, et tout cela à moi, tout cela à mes pieds ! c’était de quoi enivrer une tête moins jeune que la mienne. Ce fut le dernier jour de ma splendeur ! Par combien de misère et d’abjection n’ai-je pas payé ces vains triomphes ! Ma tante était habillée en juive et nous suivait, portant des éventails et des boîtes de parfums. Leoni, qui voulait conquérir son amitié, avait composé son costume avec tant d’art, qu’il avait presque poétisé le caractère de sa figure grave et flétrie. Elle était enivrée aussi, la pauvre Agathe ! Hélas ! qu’est-ce que la raison des femmes ? Nous étions là depuis deux ou trois heures. Ma mère dansait, et ma tante bavardait avec les femmes surannées qui composent ce qu’on appelle en France la tapisserie d’un bal. Leoni était assis près de moi et me parlait à demi-voix avec une passion dont chaque mot allumait une étincelle dans mon sang. Tout à coup, la parole expira sur ses lèvres. Il devint pâle comme la mort et sembla frappé de l’apparition d’un spectre. Je suivis la direction de son regard effaré, et je vis à quel-